Dans la Varsovie du début du XXe siècle, un jeune Juif vit un quotidien grisâtre. Personnage à la Bove, il se débat mollement contre la misère qui l’emprisonne, entre sa chambre modeste, un restaurant à prix fixe et la Vistule qu’il ne cesse de contempler. Mais une femme entre dans sa vie ; régulièrement, elle lui rend visite : « Elle ouvre la porte et s’écrie sur le seuil : - Bedzie opowiadanie, il y aura une histoire ? Sinon elle repart. Lui, elle ne l’aime pas, dit-elle. Les Juifs, d’ailleurs, elle en a peur, mais ses histoires, elle les aime ». Pour elle, il imagine donc, Shéhérazade au masculin, un conte que nous découvrons à mesure, avec princesse endormie et épreuves magiques. Inventer lui permet aussi d’échapper aux remords : c’est qu’il a abandonné sa mère, là-bas dans le shtetl, pour venir à la capitale.
Cette nouvelle, intitulée « Histoires », est l’une des six que nous offre ce recueil – mais leur richesse est telle que nous le refermons avec un goût de trop peu : comme la jeune Varsovienne, nous voudrions que le narrateur ne cesse de conter. L’introduction de Gilles Rozier nous permet de comprendre comment le parcours de Peretz, un des plus grands écrivains de la littérature yiddish, a rendu possible cette diversité. Entre l’allégorie kafkaïenne de « L’errance dans le désert », sorte de voyage initiatique que le Rabbi Nahman évoque pour ses disciples, et les pages proches de Tchekhov du « Voyage en malle-poste », les atmosphères et registres changent – mais la même attention aux êtres et aux choses ne cesse de nous retenir. Une sorte de discrète mélancolie se mêle à un émerveillement contenu. Peretz est également capable d’une lucidité tourmentée : il imagine que les Juifs pourront un jour « renverser les murailles de Sodome » mais prévient ces combattants, dont il partage les rêves : « Et la justice qui vous accompagnait sur le chemin épineux et sanglant de la victoire, la justice vous abandonnera et vous ne le remarquerez pas : à cet égard les vainqueurs et les dominateurs sont aveugles, et vous serez des vainqueurs et des dominateurs ».
Thierry Cecille
Histoires des temps passés et à venir
Y. L. Peretz
Traduit du yiddish par Batia Baum
Éditions de l’Antilope, 159 p., 17 €
Domaine étranger Contes cruels
janvier 2021 | Le Matricule des Anges n°219
| par
Thierry Cecille
Un livre
Contes cruels
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°219
, janvier 2021.