À la manière du Diderot de Jacques le Fataliste et son maître, l’auteur-narrateur de ce roman chahuté n’hésite pas à émettre des hypothèses à propos de son héroïne, allant parfois jusqu’à la juger, et il ne cesse de dialoguer avec le lecteur, de s’expliquer ou de le provoquer. Ainsi peut-on lire dès les premières pages ce qui semble fort ressembler à un défi : « J’ai l’intention d’écrire un livre qui ne parle pas de la guerre ; idéalement le mot “guerre” ne devrait pas même y figurer. Avec quelques autres mots, comme “juif” par exemple. Écrire un livre sans employer les mots : “Polonais”, “Allemand”, “juif”, “guerre”, oui, ça me plairait bien ». Mais le défi ne sera pas tenu ! Nous sommes en 1984, au lendemain de l’état de siège (1981-1983) décrété par le général Jaruzelski pour combattre l’essor de Solidarność et Célina, l’héroïne, est l’amie de la poétesse Barbara Sadowska, dont le fils est mort sous les coups de la police. Nous découvrons donc cette Pologne grise et bâillonnée : lorsqu’elle observe ses compatriotes, Célina s’étonne car « de jour en jour, ils devenaient plus laids. (…) Selon elle, il n’était pas exclu que Dieu ait décidé d’enlaidir le monde en commençant par les gens. Ce qui pouvait signifier une fin prochaine ». Mais Célina ne cesse surtout de se retourner vers son passé : elle a épousé l’homme qu’aima son amie Paula, juive cachée avec sa mère derrière une armoire de l’appartement familial, durant l’occupation allemande. Ajoutons qu’elle s’adresse à plusieurs reprises, en de longs monologues, à son fils adulte imaginaire. Nous lisons donc une sorte de puzzle associant des méditations subjectives à des considérations historiques, des dialogues parfois elliptiques et des scènes oniriques. Hanna Krall use ici d’une sorte d’humour non pas noir mais comme métaphysique et manifeste surtout une attention vive aux moindres inflexions de nos existences fragiles : « Un livre est comme l’arche biblique où l’on se doit de sauvegarder certains détails pour la postérité ».
Thierry Cecille
Les Fenêtres
Hanna Krall
Traduit du polonais par Margot Carlier,
Noir sur blanc, 150 pages, 18 €
Domaine étranger Les Fenêtres, de Hanna Krall
avril 2021 | Le Matricule des Anges n°222
| par
Thierry Cecille
Un livre
Les Fenêtres, de Hanna Krall
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°222
, avril 2021.