Bourgois publiera désormais chaque année plusieurs titres de César Aira, écrivain prolifique s’il en est (plus de 110 livres à ce jour en espagnol), dans une collection au graphisme dédié. Cela commence par la sortie conjointe de deux récits écrits à plus de vingt ans d’intervalle, Le Tilleul et Esquisses musicales, lesquels s’inscrivent dans un cycle où l’auteur reconstruit l’atmosphère provinciale du village de Coronel Pringles, à mille kilomètres au sud de Buenos Aires, où il est né en 1949.
Si l’on considère la productivité de celui qui envisage l’écriture comme un continuum se prolongeant d’un livre à l’autre, cette intensification du rythme des traductions est une excellente nouvelle, car elle permettra enfin au lecteur français de prendre la pleine mesure d’une œuvre qui demande à être lue comme une constellation. Aira n’écrit pas des romans, au sens de récits autonomes et clos sur eux-mêmes. Chacun de ses textes constitue au contraire un moment d’une écriture en expansion, une sorte de journal fictif qui ne cesse de réinventer ses propres règles et réaffirmer sa quête de liberté. Une liberté qui, toujours, est la seule raison valable d’écrire. Il s’agit de « passer de la lourde idée de perfection dans l’art à la liberté », car « au contact de la liberté, la perfection se débarrassait de ses pénibles figures imposées et laissait apparaître les belles couleurs sous lesquelles elle était née ».
Dans Esquisses musicales, roman cubiste divisé en courts chapitres qui sont autant de miniatures poétiques et baroques (les « belles asymétries » chères à l’auteur), Aira imagine un peintre dont personne n’a jamais vu la moindre toile. Un personnage rêveur, forcément, car l’art, dans un monde provincial où une activité aussi « improductive » semble peu concevable, est d’abord un songe ; un songe qui, peut-être, n’a pas besoin d’être concrétisé. L’artiste, veuf et retraité, finit par abandonner la bourgade et la vie routinière qu’il y mène pour aller se retirer à quelques kilomètres, en pleine nature, là où ne vivent que de rares clochards philosophes (l’occasion de quelques joutes verbales aussi réjouissantes qu’acrobatiques). Dans une petite cabane de sa conception, dont les portes coulissantes abolissent la séparation entre intérieur et extérieur, le peintre s’adonne à la contemplation avec la délicatesse d’un artiste chinois ou d’un auteur de haïkus. S’il n’a pas d’œuvre, semble nous dire Aira, c’est que celle-ci est entièrement dans le regard qu’il porte sur son environnement, dans ses rêveries, qui ont la beauté et l’apparente naïveté de l’enfance.
Dans Le Tilleul, c’est justement un monde vu à hauteur d’enfant qui nous est proposé (un monde réduit aux limites étroites du village, voire du pâté de maisons). Un enfant qui n’est autre qu’Aira lui-même. Une évocation qui s’autorise toutes les fantaisies, car l’écriture autobiographique n’implique pas chez lui un devoir de vérité aux faits. Si l’on reste ici – contrairement à certains de ses livres les plus « fous » – dans un cadre relativement réaliste, il n’en a pas moins largement recours à l’invention. Ainsi, le « César » que l’on y croise n’est pas tout à fait celui de la réalité. Disons que c’en est une version « augmentée ». Le passé devient légendaire et les interprétations, multiples. La réalité, de toute façon, et encore plus celle de l’enfance reconstruite dans le souvenir de choses vécues ou entendues dans la bouche des parents et des voisins (car les commérages, dans les villages, vont bon train), est une matière malléable qui est d’abord affaire de perception.
« Comme une grande devinette à choix multiples dont les réponses sont dévoilées au fur et à mesure », Le Tilleul aborde deux éléments mystérieux pour le petit César : son père, électricien municipal qui enfourchait son vélo pour aller allumer, une à une, les lumières du village, « même les plus lointaines, celles que nous ne voyions jamais », et le péronisme, qui avait donné du travail à son père et fait briller la promesse du « rêve honteux d’appartenir à la classe moyenne », avant que la Révolution libératrice, en « baissant un rideau infranchissable », ne mette brutalement fin à cette parenthèse « populiste », ce qui provoque la « rechute » de la famille « dans la fatalité de son destin ».
Guillaume Contré
Le Tilleul & Esquisses musicales
César Aira
Traduits de l’espagnol (Argentine) par Christilla Vasserot,
Christian Bourgois, 120 pages, 15 € chacun
Domaine étranger L’art de la mémoire
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Guillaume Contré
Avec deux récits en partie autobiographiques, César Aira fait de l’enfance la source de toutes les fantaisies et de son village un espace légendaire.
Des livres
L’art de la mémoire
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.