Certains livres ne semblent pas devoir être résumés, quand il ne s’agit pas tant pour eux de raconter une histoire que de restituer une expérience. L’histoire, ou plutôt l’argument, devra ici être lu entre les lignes : Lawrence, brillant étudiant de Los Angeles, s’est retrouvé à la rue à la suite de problèmes psychiatriques. Le roman donne à voir son quotidien, à travers le kaléidoscope sans cesse reconfiguré d’une conscience pour laquelle le temps n’existe plus, où le passé ne revient que par bribes, au gré d’un émiettement général de toute réalité. « Le temps s’écoule-t-il ou nous échappe-t-il tout simplement ? » Peut-être serait-il plus juste de dire qu’il s’effrite sous les doigts d’un homme qui, littéralement, ne vit plus que de miettes : celles qu’on lui concède – nourriture ou petites pièces, mais aussi les gravats, les détritus au milieu desquels il vit, sur les trottoirs craquelés d’une Los Angeles croupissante, et puis les souvenirs d’un avant où se mêlent références érudites (Lawrence était étudiant en littérature, spécialiste de Hawthorne et de Nathanael West) et personnelles que plus rien ne relie entre elles sinon un petit bout de fil trouvé dans une chambre d’hôtel sordide et la pièce porte-bonheur que lui avait un jour donné sa mère, ses seuls points d’ancrage avec cette Bekah, dont on ne saura jamais vraiment si elle existe ailleurs que dans ses désirs.
Ce délitement, cette dissolution de la pensée, l’écriture les donne à lire au plus près, de façon presque fractale, alignant de courtes sections où la prose, souvent réduite à l’énumération, rejoint une poésie proche de l’objectivisme dans l’inventaire décousu des pensées et des sensations ; où la réalité – la nôtre – ne fait que passer, le temps d’un flic, d’une tente détruite, d’un caddie confisqué, d’une aumône et, le plus souvent, de l’indifférence ou de l’hostilité des passants et des pouvoirs publics, avant tout soucieux de reconquérir un espace bien trop précieux pour être abandonné à la cloche.
Médiateur de rue à Los Angeles, Larry Fondation en connaît bien la misère et les tourments, sur lesquels il n’a cessé de revenir depuis Sur les nerfs, son premier livre, paru en 1994. Avec ce nouveau roman, il fait un pas de plus pour se tenir tout au bord de l’abîme, allant jusqu’à donner son propre prénom à son personnage qui, après tout pourrait bien être lui-même comme il pourrait être chacun d’entre nous. En effet, s’il est ici un maître-mot, c’est bien celui d’empathie et ce n’est pas le moins étonnant de la part d’un livre d’apparence aussi rugueuse que de parvenir à susciter l’émotion quand son narrateur lui-même a cessé depuis longtemps de s’apitoyer sur son sort.
En donnant à voir par les yeux d’un naufragé, c’est notre regard sur tous les naufragés qu’il change, sans larmes ni violons mais avec une justesse dont manqueront toujours les bienveillances autoproclamées des littératures bien-pensantes.
Yann Fastier
Le Temps est la plus grande distance,
Larry Fondation
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Romain Guillou
Tusitala, 264 pages, 20 €
Domaine étranger La tête en friche
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Yann Fastier
Larry Fondation donne la parole à un naufragé de la rue, prisonnier d’un sablier coulant dans les deux sens.
Un livre
La tête en friche
Par
Yann Fastier
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.