S’interroger sur ce qu’est le style est une gageure. Mais s’interroger sur les raisons pour lesquelles le style change est de l’ordre du défi intenable. C’est pourtant celui que relève le professeur de linguistique Gilles Philippe dans son dernier ouvrage et l’investigation qu’il y mène est stimulante.
Le style change, mais pourquoi ? Entre ceux qui considèrent qu’une « pratique rédactionnelle » nouvelle crée nécessairement une rupture franche dans le champ littéraire, lorsque d’autres envisagent l’évolution du style selon « un principe de changement progressif et imperceptible », l’auteur choisit son camp. Il prône l’idée d’un changement lent, à la manière des strates qui, à partir d’une pratique langagière ordinaire, se forment et produisent, à mesure, une originalité stylistique étonnante, lumineuse. Mais notons que ce n’est pas encore répondre au pourquoi du changement du style que de s’intéresser au comment !
Le théoricien démarre son enquête par un état des lieux critique : qu’en est-il de cette question depuis, disons, la fin du XIXe siècle, date à laquelle la littérature commence à devenir un objet théorique à part entière ? « Avoir un style, c’est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique et inimitable et cependant que cela soit à la fois le langage de tous et le langage d’un seul ». Alors, pourquoi pas, pourrions-nous dire avec Remy de Gourmont en 1900, son paradoxe est séduisant sauf que sa portée théorique est très limitée ! Le mythe de la singularité de l’auteur y est défendu et il continuera d’infuser durablement. Même Leo Spitzer (1887-1960), fondateur de la stylistique moderne adhère au « modèle auteuriste » en affirmant qu’un auteur devance plus qu’il ne subit l’évolution des formes d’une époque.
Pourtant, au nom de quoi un auteur (aussi singulier soit son style) ferait-il l’économie des influences socio-historiques ? Philippe démontre alors que Flaubert n’a non seulement pas le monopole du discours indirect libre (DIL) – Jane Austen et La Fontaine en usèrent avant lui – mais que l’usage qu’il en fait peut aussi s’expliquer par un contexte esthétique propice à son développement après 1850 : « lassitude envers les longs passages de dialogues qui semblaient à la fois trop artificiels et trop théâtraux », attrait pour des « textes plus lisses, sans jointures, mieux fondus » et « à partir de 1830, le monde romanesque est devenu bruyant » ! Or ce bain auditif impressionniste, que le DIL rend perceptible, dit autant l’abîme psychique du personnage en proie à des désirs contradictoires que le monde des machines généré par les prémices de l’ère industrielle. On peut en faire l’hypothèse…
Explications plurielles, modèle d’unicité ou résultat d’influences socio-esthétiques, le style est difficile à saisir et à penser. Son changement l’est d’autant plus que Gilles Philippe l’analyse sous l’angle de la transformation plus que de la rupture spectaculaire. Il prend en compte plusieurs temporalités (« des régimes d’historicité stylistiques »), en extrait des « moments » comme celui de 1950 et l’apparition du « mal écrire » dont Duras radicalisera la pratique avant que ce dernier, trente ans plus tard, ne devienne la norme. Dans le même temps, Jean Genet s’alignera sur les exigences du « bien écrire » de la classe dominante afin de parler la même langue que « ses tortionnaires ».
Cette invitation à relire les « canons littéraires » en débusquant les paradoxes, les préjugés est un bonheur. On en sort nourri et plus prudent comme lorsque le monde apparaît plus complexe et plus grand. Et l’actuel, qu’en penser ? « Trop de proximité empêche la vue », disait Pascal. Ce ne sont pourtant pas les hypothèses qui manquent pour dire la doxa littéraire contemporaine et son imaginaire.
Christine Plantec
Pourquoi le style change-t-il ?,
Gilles Philippe
Les Impressions nouvelles, 255 p., 19 €
Essais Vies des formes
juillet 2021 | Le Matricule des Anges n°225
| par
Christine Plantec
Le dédale théorique est vertigineux concernant le style littéraire et son évolution. Gilles Philippe, avec conviction, avance dans la pluralité des causes et des temporalités.
Un livre
Vies des formes
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°225
, juillet 2021.