Paris 1961 - Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire
Le 17 octobre 1961, alors que le soir tombe sur Paris, les badauds attablés aux terrasses ou faisant la queue devant les cinémas, voient surgir avec stupeur une foule immense d’Algériens, hommes et femmes, tenant parfois un enfant par la main : les flots de manifestants, venus des bidonvilles des banlieues de la capitale, avancent en rangs serrés, défilant pacifiquement à l’appel du Front de libération nationale (FLN), pour l’indépendance de l’Algérie et contre le couvre-feu imposé (aux seuls Algériens) par le préfet de police Maurice Papon.
Les forces anti-émeutes, lourdement armées, entrent rapidement en action. Elles vont se livrer « à une vague d’attaques meurtrières qui devait rester, dans l’histoire de l’Europe occidentale, comme la répression d’État la plus violente qu’eût jamais provoquée une manifestation de rue », rappellent, dans l’introduction générale à leur magistral Paris 1961, les deux historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster. Cette nuit-là, plusieurs dizaines d’Algériens seront tués par balles ou assommés et jetés à la Seine par la police parisienne.
Le massacre du 17 octobre 1961 constitue « le pic le plus “visible” » d’un long cycle de brutalités et de tueries « expérimentées » dans les colonies, dès les années 1940, pour mater les nationalistes. Cet « appareil de répression fonctionnant en marge de toutes les règles de l’État de droit », Maurice Papon, qui fut superpréfet de Constantine de 1956 à 1958, l’importa en métropole, avec la bénédiction du pouvoir gaulliste, expliquent les auteurs.
Simeon, héros du roman Le Visage de pierre, se trouve dans les rues de Paris, cette nuit-là. Noir américain, il a fui le racisme de son pays natal et fait son trou dans le ghetto bohème de Saint-Germain-des-Prés. C’est là, entre deux soirées jazz et trois whiskies dans un bar à la mode, qu’il découvre la guerre d’Algérie, le mépris des « bicots », les tabassages, les descentes de police dans les piaules de la Goutte d’Or, la torture, les copains arrêtés et qu’on ne revoit plus. « La France n’a même pas commencé de souffrir des choses qui se sont produites pendant cette guerre », prédit-il à son copain Henri, qui pense que tout finira bien, une fois le cessez-le-feu signé.
Cette prédiction de Simeon est d’une justesse d’autant plus étonnante que Le Visage de pierre a été écrit en 1963, moins de deux ans après le massacre du 17 octobre, alors que l’Algérie venait de gagner son indépendance. D’une naïveté extrême, bourré d’invraisemblances, le roman de William Gardner Smith est un petit joyau. Ce qu’il dit de la France de l’époque, du racisme contre les Algériens, la candeur cruelle avec laquelle il décrit les scènes de tortures et de viols, commis par des officiers français, tout cela explique, sans doute, que ce livre ait dû attendre presque soixante ans avant d’être traduit.
Sur le coup, dans les années 1960, le massacre du 17 octobre, largement occulté par l’administration et les dirigeants de l’État, ne suscita pas de forte réaction au sein de la gauche française ; de même, côté algérien : ce n’est qu’en 1968 que fut instituée une commémoration « très formelle » du 17 octobre, notent House et MacMaster. La postface de l’historien Mohammed Harbi, appelant à ce que les archives du FLN, notamment celles de la fédération de France, soient ouvertes et puissent être explorées, éclaire la complexité d’un débat qui, en Algérie aussi, est loin d’être apaisé.
Traduit une première fois en 2008 (Tallandier), Paris 1961 a donné les clés d’une approche nouvelle de la guerre d’Algérie : replacer le 17 octobre « dans le contexte des enjeux mémoriels qui n’ont cessé d’évoluer » depuis plus de cinq décennies et, plutôt que de jeter l’anathème jeté sur tel ou tel, étudier les « structures politiques et sociales profondes de la période ». Paris n’est pas une fête. Le combat continue…
Catherine Simon
Le Visage de pierre,
William Gardner Smith
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent
Christian Bourgois, 280 pages, 21 €
Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire,
Jim House et Neil MacMaster
Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet
Folio histoire, 752 pages, 10,90 €