Harry Kressing, qui se nommait réellement Harry Adam Ruber (1928- ?), n’aura pas laissé beaucoup d’autres souvenirs que son roman The Cook. Mais il fit impression, et ça n’est pas peu dire. Après avoir été publié en 1965, son livre majeur a fait plusieurs fois le tour du monde, revêtant à l’occasion un certain nombre de langues variées, mais jamais le français dont le frac ne lui fut apparemment pas proposé. C’est un fait curieux du reste que ce refus hexagonal de voir un roman qui prenait en charge et la question du pouvoir, et celle du patrimoine et celle, enfin, de la gastronomie… On aurait trouvé là l’occasion d’acclamer un Balzac moderne, pourquoi pas un Dumas ! La nationalité américaine de son auteur aurait-elle décrédibilisé le livre aux yeux de nos vaillants bibliopoles d’alors, bibliopoles qui sont, on le sait, en matière de divination des ventes et de l’intérêt du public de sacrés godiveaux parfois… On ne le saura jamais, à moins de savoir lire dans les abats de grives rôties. Quoi qu’il en soit, ouvrons nos mirettes : Le Chef est là, et il est bien là.
Toute l’histoire contée par Kressing est d’ailleurs celle-ci : le chef arrive, il est là et peu à peu prend toute la place jusqu’au moment où, en poste, arrivé, il disparaît du paysage, se tapit dans son château enfin accaparé, laissant agir le petit monde qu’il a su assujettir par les manipulations culinaires : graisses et sucres, voilà les ingrédients de sa prise de pouvoir. Pouvoir et papilles sont de fait les fondements de la fable que joue Harry Kressing. Et les lecteurs de romans de notre époque qui sauront voir que le noir est mis, il est clair que se joue un mystère bourgeois et même aristocratique avec épousailles socialement ascensionnelles et machiavélisme patenté.
« Le repas du dimanche fut servi à treize heures quarante-cinq précises, et Conrad se chargea lui-même d’apporter le plat. Betsy le suivait de près avec les légumes.
Les membres de la famille se répandirent en soupirs approbateurs et parurent également ravis par la vue de leur cuisinier, tout de blanc vêtu et culminant à plus de deux mètres dix avec sa toque de chef sur la tête. Conrad observait Ester du coin d’œil. Elle était blonde et magnifique. Il se garda toutefois de la regarder en face, et ne sut donc si elle avait soupiré d’aise en découvrant l’oie brune et luisante avec sa garniture colorée. »
Exerçant une fascination formidable en offrant des mets délicieux, le chef déploie une séduction proprement diabolique sur la famille aristocratique de la petite ville où il a fait irruption. Évacuant les importuns et accaparant l’attention des autres, il organise banquets sur ripailles, délecte les uns, chasse les autres et mène son petit monde par la papille, masquant mal d’un magnétisme terrible ses ambitions qui pourraient être revanchardes.
À l’heure où la planète vit sous l’influence écrasante de la malbouffe (sucres, graisses, etc.), il n’est pas indifférent de se pencher sur ce petit décaméron des péchés de bouche. On ne peut guère résister au charme de cette histoire pleine des raisons, de déraisons et de laisser-aller au fil de nos passions, et à l’une des plus agréables, la gourmandise. Aux petits tracas, les grands remèdes. Aux petits ennuis, un délicieux roman. Recommandations de la faculté de lettres : sans modération.
Éric Dussert
Le Chef
Harry Kressing
Traduit de l’anglais par Benjamin Kuntzer,
Éditions du Typhon, 282 pages, 22 €
Domaine étranger Des banquets et un enterrement
novembre 2021 | Le Matricule des Anges n°228
| par
Éric Dussert
Prise de pouvoir dans les cuisines, Harry Kressing concocte un roman peut-être vénéneux à déguster avec les doigts.
Un livre
Des banquets et un enterrement
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°228
, novembre 2021.