Issues du New York Times Magazine, du Saturday Evening Post ou du New Yorker, des pages inédites de Joan Didion paraissent comme un hommage à la chroniqueuse. Elles sont classées de 1968, date d’« Alicia et la presse underground », passage rapide dans l’effervescente vie xéroxienne de la belle époque beatnik, à 2000, année qui nous vaut « Madame-tout-le-monde.com », c’est-à-dire quelques vérités sur la vie des réseaux sociaux en passant par un constat de la puissance des femmes, ou de « la femme qui s’assoit à la table des hommes et, sans ôter son tablier, rafle la mise ». De « Pourquoi j’écris », « Une visite à Xanadu », c’est un raccourci de la vie écrite de Joan Didion qui nous est fourni sur la base de ses propres expériences professionnelles ou ses reportages. Y figurent des épisodes parfois amusants de son parcours et quelques-uns des usages d’un milieu qui a depuis la nuit des temps ses tics et ses trucs : « Toute cette histoire de sujet est délicate. Qu’ils soient peintres, photographes, compositeurs, chorégraphes ou même écrivains, les gens dont le travail est de créer quelque chose à partir de rien n’aiment pas beaucoup parler de ce qu’ils font ou de la manière dont ils le font. (…) Tenter d’analyser son propre travail, c’est-à-dire de connaître son propre sujet, est perçu comme quelque chose de destructeur. Il y a là une superstition puissante, la crainte que cette chose fragile et inachevée se brise, disparaisse, retourne au néant dont elle est issue. »
Pour retrouver la reportère en voyage dans son propre pays, l’édition poche de Sud & Ouest, qui paraissait en novembre tombe à point nommé. Y gît le versant non-hippie de la société américaine des années 1960-1970. Didion avait d’abord donné dans L’Amérique, 1965-1990 le versant cool et militant (Black Panthers par exemple) des modes de vie et des mentalités du pays, et on apprécie de découvrir ce que l’émule d’Hemingway – sa première et durable admiration (« Les derniers mots ») – peut déceler dans le Sud profond dont certaines obscurités semblent correspondre beaucoup à celles qui dégoulinent en pleine lumière sur internet… « L’isolement de ces gens par rapport aux courants de la manière de vivre américaine en 1970 était surprenant et effarant. Toutes les erreurs d’information étaient de cinquième main, et prenaient un caractère légendaire au passage. »
Si l’on ignore dans quelles conditions la chronique de Joan Didion pourra dans quelques siècles conserver les mêmes qualités que celle d’un Rétif de la Bretonne, il est indéniable qu’elle faisait partie des observateurs scrupuleux, lucides et subtils ayant cette capacité de dresser la chronique à l’étage de la philosophie morale et de la sociologie par l’exemple. C’est sans doute pourquoi on a tant de plaisir à trouver dans Pour tout vous dire la part « confessionnelle » du travail de la journaliste. On y assiste au quotidien du journaliste de chronique, ce « flâneur salarié », comme Henri Béraud les désignait dans l’entre-deux-guerres. Et de nous souvenir que Joan Didion avait entamé sa carrière en gagnant un concours de Vogue. En guise de prix, un poste où elle fit ses débuts en tant que rédactrice d’annonces publicitaires. Mais Joan Didion était travailleuse, intelligente et perspicace. Et son œuvre reste la preuve que l’obstination d’écrire est un artisanat qui permet parfois d’obtenir de beaux textes. Mais les voies de la littérature sont imprévisibles, et elle le savait : « J’ai compris un jour que je “tenais” un roman au moment où il m’est apparu sous la forme d‘une tache d’huile, à la surface irisée ; pendant toutes les années qu’il m’a fallu pour finir ce roman, je n’ai parlé de cette tache d’huile à personne. »
Éric Dussert
Pour tout vous dire
Joan Didion
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty
Préface de Chantal Thomas
Grasset, 215 pages, 17 €
Domaine étranger La puissance des femmes
février 2022 | Le Matricule des Anges n°230
| par
Éric Dussert
Disparue en décembre dernier, l’enfant chérie de la chronique américaine, Joan Didion, nous livre un recueil posthume.
Un livre
La puissance des femmes
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°230
, février 2022.