À la cave, il y a Sloper, l’agent d’entretien. Au-dessus, c’est sa mère, qui lui fait parvenir par le vide-ordures son linge sale, pour qu’il le lave. Ces deux-là ne se parlent plus. Sloper vide les poubelles et récure, jusqu’au 23e étage. Fouille les corbeilles des bureaux pour manger. Renifle les applicateurs pour tampons hygiéniques et s’astique un peu en douce, devant une paire de collants. C’est la vie au rebut, celle de Sloper, c’est sa lutte à lui, comme il te le dit : « toute la nuit, tu entendais tonner les vide-ordures au loin comme des tirs d’artillerie ». Publié à compte d’auteur par Eugene Marten en 1999 et réservé depuis aux cercles de l’underground littéraire américain, Ordure pourrait être la satire d’un néolibéralisme consumériste perçu depuis le local à poubelles. Sloper t’explique : tu es encore nouveau. C’est un monde où chaque produit ménager, chaque être, a sa place et son étiquette ou son badge, et pas un autre ; où l’on ne se mélange pas entre couleurs à la cafét’, où il y a les tâches des hommes et celles de femmes : « faire les bords, la poussière à fond », c’est pour elles. Lui, c’est l’entretien. L’employé du mois.
Sauf qu’en fait, Ordure va encore un peu plus loin dans le trash. Eugene Marten suit le sillage des jeunes auteurs qui ont émergé aux USA autour de 1990, Bret Easton Ellis en tête, mais il te prend aussi au-delà de la critique, dans une zone d’indifférence où produits, aliments ou ordures, vies de misère et cadavres frais n’ont de différence que par leur date de péremption et l’usage qu’on peut encore en faire. De la matière organique, laborieuse ou digérable, assimilable ou pas, recyclable ou non. Ordure devient alors fascinant dans la peinture de l’horreur qui s’ignore, portée par un style qui prend à la gorge et te tutoie en prime. Il jette des phrases sans sujets comme des sacs au vide-ordures, laissant ce goût fade des reliquats de vies invisibles et de benne en plastique. Mais surtout le sentiment d’une expérience des limites dont Sloper, copain à la fois insoutenable et sympa, t’a aussi rendu un peu complice.
Étienne Leterrier-Grimal
Ordure
Eugene Marten
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Venderhaeghe
Quidam, 112 pages, 13,50 €
Domaine étranger Trash romance
février 2022 | Le Matricule des Anges n°230
| par
Etienne Leterrier-Grimal
Un livre
Trash romance
Par
Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°230
, février 2022.