Avec Prison, le lecteur français peut enfin lire Emmy Hennings, poétesse, romancière, « cabaretiste » comme elle se désigne, danseuse d’avant-garde, modèle nue, performeuse de la première heure et créatrice de marionnettes. Épouse d’Hugo Ball, elle le suit dans ses errances et sa misère entre Suisse et Allemagne, elle morphinomane, lui qui la bat et l’envoie tapiner. Ils fondent ensemble le Cabaret Voltaire à Zurich, berceau de Dada, ce mouvement littéraire et artistique caractérisé par son anticonformisme et son goût du burlesque, et par son pacifisme, très réprimé dans le contexte belliciste de l’époque. Lors de la première soirée Dada en février 1916, Emmy bouleverse son public – dont Tristan Tzara, avec qui par la suite elle se produira souvent sur scène – en déclamant l’un de ses poèmes de prison : « Maintenant, dans l’oubli, on nous a perdues/ La nuit, nous rêvons de miracles sur des lits étroits/ Le jour, nous sortons comme les bêtes effrayées/ La seule liberté qui nous soit laissée/ C’est de partir vers le monde inconnu ». La prison, Hennings la connaît de trois séjours, en 1914 et 1915 à Munich. Le premier, de deux mois : prostituée occasionnelle, elle a volé un peu d’argent à un client ; les deux autres, plus longs, pour avoir transmis des faux papiers à des anarchistes. Le premier lui inspire Prison, édité en 1919.
C’est d’abord le récit carcéral, poignant, d’une femme dans l’Allemagne des années 1910. Sa culture, la vie d’artiste (elle s’est produite dans plusieurs pays européens et à Moscou), l’expérience des déboires, y compris avant de connaître Ball (un premier mariage malheureux), protègent en partie Hennings de la détresse psychologique qu’elle voit chez ses codétenues. Mais le choc reste rude, toute la violence de la prison lui sautant aux yeux quand elle découvre sa cellule. « Une pièce étroite. Une vague chose féminine accroupie sur une planche de bois, la tête enfouie dans son giron. Mains sales jointes autour de jambes repliées. » Le lecteur dresse, avec la nouvelle venue, un hélas très actualisable état des lieux : grabats, tinettes, judas par où, côté geôle, on ne voit jamais rien, fenestron trop haut pour pouvoir y contempler l’extérieur. Plus, obsédant, le bruit des clés. À un second niveau, celui de l’intime, Hennings relate par le menu les émotions et sentiments qui l’envahissent au quotidien, les pleurs, la peine qu’elle éprouve pour ses compagnes d’infortune, innocentes ou incarcérées pour des riens (« Moi, je suis là pour cinquante pfennigs de chocolat »), et qui souffrent au moral et souvent au physique – on croise même une vieillarde aveugle. La crainte des gardiennes, l’insomnie (« Toujours les yeux ouverts… Être épuisée et ne pas pouvoir dormir ! »), l’angoisse quant à la guerre au dehors, et la joie, partagée par toutes, si l’une des filles reçoit une lettre.
Dans cette narration qui mêle très efficacement les descriptions, de fines réflexions sur le système carcéral et son absurdité, et une introspection lucide, le plus original réside dans le récit des stratégies par lesquelles Hennings et ses compagnes se détournent de leurs tourments. Ainsi, du petit jeu à partir des phrases, venues par bribes dans la cellule depuis un jardin en contrebas, et qui sont échangées entre le directeur de la prison et sa femme. Par cette sorte de visitation, la communauté des cloîtrées se bricole une consolation, une rêveuse évasion, à tel point que la jeune et jolie épouse du directeur, dont l’existence n’était connue que par ouï-dire, est fantasmée en amie imaginaire, devient le personnage d’un roman à plusieurs mains. Son mari part à la guerre, on la plaint.
Cette tendresse n’empêche pas les résistantes. « La folle », qui pour avoir éparpillé du pain au sol est sermonnée par une gardienne – « On ne vous a jamais dit que le pain était sacré ? » – et qui lui réplique « Faites venir les poules, qu’elles picorent votre saint sacrement ». Et Emmy Hennings, laquelle, mesurant dès le premier jour l’exiguïté de sa liberté – « six pas aller, six pas retour » – se fait, dans le silence et le secret de ses quatre murs, la promesse suivante : « On ne me dressera pas ».
Jérôme Delclos
Prison
Emmy Hennings
Traduit de l’allemand par Sacha Zilberfarb
Monts Métallifères, 150 pages, 18 €
Histoire littéraire Purger sa peine
février 2022 | Le Matricule des Anges n°230
| par
Jérôme Delclos
Figure majeure du dadaïsme, Emmy Hennings (1885-1948) témoigne, dans un récit poignant, de la prison dans l’Allemagne de 1914.
Un livre
Purger sa peine
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°230
, février 2022.