Il a bien compris, depuis Beckett, que les dispositifs narratifs les plus simples s’avèrent parfois les plus efficaces. Mais il a aussi retenu, de Faulkner notamment, la fureur, l’excès, l’épique. C’est donc quelque part entre ces deux balises – de chair et de néant, de feu et de glace –, quelque part entre les deux rives de l’Atlantique, que le Franco-Américain Élie Treese trace sa route depuis dix ans maintenant. La Route de Suwon, son quatrième roman, demeure fidèle à cette polarisation, peut-être même en la radicalisant. De l’idée de roman que reste-t-il en effet ici, sinon un fil ténu, élémentaire voire rudimentaire, sorte d’écrin brut où l’écriture, comme mise à nu, trouve à se lover et se déployer ? Resserrée autour de l’unité de temps (quelques heures nocturnes partagées par deux vieux amis jusqu’au point du jour), de lieu (un appartement où la soirée se termine autour d’une « table embarrassée de cendres et de capsules de bière ») et d’action (boire, fumer, parler), économie de moyens ne vaut pourtant pas pauvreté : il suffit d’ouvrir le livre, comme on pousserait la porte du salon, pour se retrouver autour de la table avec eux, au milieu des fluides échangés – fumées, alcools, mots, tous se mélangeant, tissant autour des personnages un cocon délicat et fraternel. L’immersion est immédiate, comme familière, sans pourquoi. Évidente. C’est que la parole, circulant de l’un à l’autre sous forme de discours direct, sait aussi glisser, imperceptiblement, dans une sorte d’équilibre et d’ondulation parfaite, vers le récit : trouer l’ici et le maintenant de l’énonciation – auquel ses marqueurs récurrents, les « et j’ai dit », cigarettes roulées à peine éteintes, verres remplis sitôt bus, bruits de la rue, « nom de Dieu » et autres jurons, ne cessent de nous ramener – pour ouvrir un autre niveau de narration où la langue devient plus ample, calme et précise. Grâce à elle, déchirer le temps et l’espace pour interroger le passé sanglant du siècle dernier – celui des guerres, des résistants et des conquérants, qui sont parfois les mêmes – et le destin tragique du grand-père du narrateur (et sans doute celui de Treese), mort en Indochine en 1954. Le capitaine Guy Mallon, à qui le livre est dédié ainsi qu’à Yvonne, sa femme, exista vraiment : ancien résistant sous l’occupation nazie, il quitta une épouse aimante et quatre jeunes enfants pour aller défendre « les valeurs du monde libre » en Corée avant de s’engager, à peine rentré, dans une autre guerre où, sans crainte de passer de l’autre côté du fusil, il mourut « presque à son arrivée dans le Sud Annam, quelque part le long de la RP 14, dans la jungle humide du secteur de Plei Rin ».
Fascinante mais incompréhensible au regard de notre présent désenchanté et de « nos existences de branleurs à routine molle (…), aussi futiles et dérisoires qu’une remorque de pierres grises », cette trajectoire d’un autre temps – le temps des « Grands Instants », des « vraies Convictions » et des « patriotes » – laisse derrière elle comme un goût amer, avec son interminable traînée de conflits et son humanisme à géométrie variable, selon les théâtres d’opérations. Derrière cette figure du héros porté par, dit Treese et on aimerait le croire, « une idée qui ne parviendrait plus à émouvoir le plus radical des doctrinaires », c’est finalement toute la fabrique des grands récits d’un Occident hiératique et arrogant qui est interrogée – et ses conséquences assassines. Fabrique que rejoue ironiquement le texte dans sa structure même : découpé en neuf chapitres appelés « cercles », en une référence explicite à l’Enfer de Dante, La Route de Suwon classifie, découpe méthodiquement, ordonne le grand désordre du réel pour tenter de reconstruire une cartographie habitable de ce mystère familial – tout en révélant la fragilité et la vanité des fondations de l’édifice, et même – clin d’œil au Pèse-Nerfs d’Artaud – sa « cochonnerie ». Derrière les mots et les idées, « chien crevé », « meurtre », « torture aux mains fiévreuses »… Dans les brumes de l’alcool et de la pièce enfumée, bien enfoncés dans un vieux canapé, on ne s’interroge même plus : « On ne ferait plus ces choses-là maintenant, et on aurait raison ».
Valérie Nigdélian
La Route de Suwon
Élie Treese
Rivages, 96 pages, 15 €
Domaine français Mon grand-père, ce héros
Derrière quel drapeau pourrions-nous marcher aujourd’hui ? Croisant le fer avec Dante et l’histoire des conflits du siècle passé, le nouveau roman d’Élie Treese interroge le déclin des grands récits et des idéologies.