Adolescent dans les années 1980, Christophe Bier avait certes lu des bandes dessinées fétichistes américaines. « Un monde de cuir et de métal existe où la souffrance excite les sens et où les corps se transforment en objets ». Mais là, dans une corbeille de livres bradés, c’est soudain autre chose, la vision sidérante de la couverture d’Attelages humains que, contre trois sous, il rapporte chez lui caché sous sa veste : « deux êtres, presque nus, attelés à un sulky dont on ne perçoit que des brancards. Ils sont chaussés de bottines en sabots de cheval, décorés de clochettes aux jarretières et aux parures, portent une têtière avec un mors équipé de rênes. Le bout d’un fouet zèbre l’air ». Plus loin, d’autres images, « des aristocrates dans des cabriolets, des courses d’attelages, des femmes et un homme, la cloison nasale percée d’un anneau, attachés dans des stalles ». Ce moment projette le garçon dans le monde « RÉSERVÉ AUX ADULTES » de l’érotisme archi-confidentiel de la Select Bibliothèque. L’Obsession du Matto-Grosso raconte l’histoire de cette aventure éditoriale (98 titres plus 11 hors-collection, parus entre 1906 et 1939), et de la fascination qu’elle exerce sur Bier. « Ma gorge est sèche. J’ai quinze ans », dit l’auteur de cette entrée en collectionnite avec Les Attelages humains.
C’est un roman fort étrange – au sens de l’inquiétante étrangeté – que ce premier livre de la collection de Bier qui, le feuilletant, tombe tête la première dans « l’animalisation ». « Rien ne contrarie l’humiliante progression du récit : la signature du contrat d’esclavage, les gants de cheval, l’examen médical, les colliers rivés aux cous, Lady Harrow rebaptisée « Lady Race, appartenant à Mrs Stone, Villa Bella, Mato-Grosso, Brésil », les courses de trotteurs humains, les morceaux de sucre qu’offrent les entraîneurs, la perte du langage, les hennissements, l’inextinguible jouissance des dominants ». Désormais, le jeune homme hantera les bouquinistes, les bradeurs, les puces, à l’affût des livres de la Select qu’il déniche souvent mieux dans les sex-shops de la rue Saint-Denis. « Dans les échoppes néoneuses aux vitrines saturées de lingerie et d’accessoires, je dégote encore des ruines aux pages épuisées ». Il y croise d’autres chercheurs de ces trésors, qui « s’adressent au vendeur en chuchotant ». Éditions pirates, photocopies des ouvrages « avec des couvertures muettes aux titres étiquetés », tel ou tel « ersatz de fac-similé au format A5 », autant de trouvailles que Christophe Bier nous raconte par le menu, en même temps qu’il nous révèle certaines de leurs élégantes et toujours intrigantes illustrations.
Il devient plus exigeant, s’obsède à l’idée des éditions originales, en trouve à « la Pomme d’Or, sise au 97 de la rue Saint-Denis », où a échoué « une partie de la mythique bibliothèque de Michel Simon ». Mais surtout, il se lie avec Roland (auquel le livre est dédié), qui « déballe du bouquin » sur les marchés. « Écuries humaines, la suite d’Attelages humains, Roland me la met sous le nez ! (…) Il l’a relue une dernière fois. « Ça te plaira. Y a des pouliches qui cavalent » ». Roland devient pour Bier un maître qui l’initie aux secrets de la Select, dont il convient de laisser la découverte au lecteur de L’Obsession du Mato-Grosso. Auprès de Tristan qui, lui, vide à la demande des héritiers les maisons des morts à Marseille, Bier met la main sur des pépites, et se désespère que des bibliothèques entières soient parties à la benne, que toute la vie d’un lecteur ait pu disparaître ainsi en une matinée. « Les morts, on les entend à travers le peu qui reste ».
Christophe Bier, à présent, a fini de rassembler l’intégralité de la Select. Il a commencé, ajoutant le beau nom de « Fils » à l’un des pseudonymes du prolifique Paul Guérard qui écrivit toute la collection, à lui succéder. « J’écris vite (…). À la relecture, je serai froid, méthodique, mais pour l’instant, terrassé par l’obscénité des phrases, j’écris avec ma queue ». Deux titres, Femellisé et La Chienne fatale, ont déjà paru, formant la suite d’Attelages humains et Écuries humaines. Promesse de « Don Brennus Aléra Fils » : « Les portes mystérieuses des paradis artificiels et des enfers lubriques s’ouvrent devant vous ». On accourt, au trot.
Jérôme Delclos
L’Obsession du Matto-Grosso
Christophe Bier
Éditions du Sandre, 93 pages, 10 €
Domaine français Fièvre de cheval
avril 2022 | Le Matricule des Anges n°232
| par
Jérôme Delclos
Suivons Christophe Bier dans sa quête brûlante d’une collection érotique à l’inquiétante étrangeté.
Un livre
Fièvre de cheval
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°232
, avril 2022.