Ce n’est pas un roman, à peine un récit : une femme prise au piège de la guerre raconte la survie dans une ville assiégée, que l’aviation pilonne et que le monde oublie. Elle raconte les quartiers désertés. « Désormais, ce sont des ventres ouverts devant toi, avec les affaires des gens et les débris des jouets de leurs enfants, leurs rubans de cheveux, leurs vêtements, leurs chaussures éparpillées, leurs griffonnages sur des papiers disséminés ». Elle observe les traces. « Un jour, ceci fut leur chambre ». Elle marche, elle tremble. « Une envie de pleurer et de crier, un sentiment d’oppression, de colère et de terreur. Pas âme qui vive, pas un oiseau de passage, pas un chat, rien, ton âme ne fait qu’un avec ce rien et tu deviens un fragment du saccage ». Elle raconte les gens aussi, ceux qui restent, parce qu’ils n’ont pas eu les moyens de s’enfuir, de gagner la frontière, de trouver abri. Ce sont des femmes surtout ; et des enfants.
Un jour d’été, la cruauté monte d’un cran : la mort s’infiltre dans les maisons, « le criminel chimique a surpris tout le monde. Les gens dormaient, des familles entières ont respiré son poison assassin et depuis elles reposent au fond d’une fosse commune tandis que leur identité reste inconnue à cause de la précipitation causée par cette folie qui étend sur l’humanité sa honte éternelle ». Nous sommes le 21 août 2013, en Syrie, et les États-Unis, qui avaient promis d’intervenir si le régime de Bachar el Assad franchissait la « ligne rouge » en utilisant son arsenal d’armes chimiques, les États-Unis décident de fermer les yeux. La communauté internationale fait de même. On condamne du bout des lèvres, sans lever le petit doigt. L’accord conclu entre Américains et Russes – parrains du régime syrien et fer de lance de la guerre menée, officiellement, contre les « terroristes » islamistes, dirigée en réalité contre tout ce qui bouge, démocrates et civils compris, supposés traîtres – scelle le sort des assiégés. Pour les habitants de Douma, ville située à « un jet d’obus » de Damas, dans la région de la Ghouta orientale, le signal est très clair. Leur bourreau peut continuer son œuvre en toute impunité. Il le fera ad nauseam.
« Je n’avais pas l’intention d’écrire, je le fais uniquement pour témoigner. Peut-être que les mots peuvent éclaircir les choses ». Ce sont les dernières phrases du journal de Samira al-Khalil. Née en 1961 dans la région de Homs – famille alaouite, père policier –, venue faire des études de lettres à Damas, la jeune fille avait rallié le Parti d’action communiste et rencontré, quelques années (et un long séjour en prison) plus tard, un dirigeant de ce parti, Yassin al-Haj Saleh, lui aussi ancien détenu politique, et qui, très vite, était devenu son mari. C’est grâce à lui que ce Journal existe. Des bribes, plutôt, sauvées du néant par un réseau d’amis, de militants.
Car Samira al-Khalil a disparu. Opposante historique au régime des Assad, figure emblématique du soulèvement démocratique de 2011, elle est l’une des « quatre de Douma », militants enlevés fin 2013, « fort probablement » par les miliciens islamistes de Jaych Al-Islam, estime Yassin al-Haj Saleh, dans ses Lettres à Samira. La lecture de ce recueil, d’une exceptionnelle richesse, publié en français il y a un an, par les éditions des Lisières, est indispensable pour saisir le contexte et mesurer le sens, intime et universel, du Journal d’une assiégée écrit en partie sur papier, en partie sur Facebook. Ces deux livres siamois n’éclairent pas seulement les ressorts de la guerre en Syrie, ils sont eux-mêmes des rescapés, les fruits d’un amour entre deux êtres, unis, par-delà la mort, contre l’indifférence du monde et la barbarie de l’oubli.
Catherine Simon
Journal d’une assiégée
Samira al-Khalil
Traduit de l’arabe (Syrie) par Souad Labbize
Avant-propos de Yassin Al-Haj Saleh
Éditions iXe, 158 pages, 16 €
Lettres à Samira
Yassin Al-Haj Saleh
Traduit de l’arabe (Syrie) par Souad Labbize
Postface de Wejdan Nassif
Éditions des Lisières, 120 pages, 17€
Domaine étranger Fragments du saccage
mai 2022 | Le Matricule des Anges n°233
| par
Catherine Simon
Les derniers mots d’une ville sous la guerre, par Samira al-Khalil
Un livre
Fragments du saccage
Par
Catherine Simon
Le Matricule des Anges n°233
, mai 2022.