Ce pays semble avoir été façonné au gré d’un hasard quelconque. Sans projet précis, dans la précipitation. » Ainsi s’ouvre l’histoire que s’apprête à nous raconter Hammour Ziada, laquelle prend place dans un village du nom de Hadjar Narti, bordé par les eaux du Nil. Nous sommes en 1969, un coup d’État militaire vient de s’emparer du Soudan et annonce une vague de violence qui ne cessera (temporairement) qu’en 1985, à la restauration provisoire du régime civil. Le point de départ du récit est la découverte d’un cadavre de noyée, qui surgit du fleuve alors que les discussions politiques vont bon train dans l’échoppe de Fayit Niddo. Celle-ci, fille d’une affranchie et mère de la jeune Abir, une adolescente dont le corps encore enfantin exerce un effet ensorcelant sur chaque homme du village, sait bien qu’en dépit de l’abolition de l’esclavage, rien n’a changé : la lignée de femmes-mères à laquelle elle appartient continue de dépendre des puissants, quand bien même il est désormais possible de s’adresser au cheikh en l’appelant « oncle ».
Alors que des investigations sont menées pour découvrir l’identité de la noyée, le village fourmille de préparatifs visant à célébrer le mariage d’un Badri, la dynastie rivale de celle qui gouverne, la famille Nayer. Cette dernière est représentée par trois frères. L’aîné, le cheikh Mohammed Saïd, est marié à la terrifiante Radia. Le cadet hadj Bachir est un homme veuf et malade, dont l’épouse morte trop tôt était une figure bienveillante et regrettée par le peuple. Enfin, le benjamin Rachid, un célibataire invétéré, se dissout dans l’alcool et les femmes. Ce trio a la mainmise sur l’ensemble du village – la célébration des unions, le déroulé des saisons, le respect des traditions. Celles-ci fondent le quotidien de chacun·e et s’incarnent dans un mot : la famille, qui « est plus importante que tout. Plus importante que les désirs et que les opinions de l’individu ». À Hadjar Narti, il est de mise de s’effacer devant l’écrasant poids de la généalogie.
Ainsi, malgré de fragiles avancées sociales, les esclaves demeurent des esclaves, et les Gitans sont priés de rester dans la parcelle de terrain qui leur a été accordée. Comme le résume Fayit Niddo, « jamais personne n’oubliera son origine dans ce village qui n’oublie pas ». Elle dont la mère, violée et instrumentalisée sans répit par l’ensemble de la communauté masculine, a réussi à sauver trois enfants de ses grossesses multiples (« ils avaient échappé à la mort mais pas à la vie »), rêve d’un autre avenir pour sa fille. Tout en pressentant, malgré ses efforts, que la tragédie colle à la peau de sa descendance. Car le monde dépeint par Hammour Ziada est d’une violence sans appel. Les femmes en sont les premières victimes, broyées dès l’enfance par l’injustice des coutumes et l’injonction à la discipline. Elles subissent le désir des hommes, comme Abir et son regard éteint qui n’ont d’autre choix que de se livrer à eux. Elles sont portées disparues avant d’être repêchées dans le courant du Nil, telle Souad, cette petite fille de 10 ans que sa mère attend désespérément depuis tant d’années. Pour le dire autrement, « les hommes sont aussi crasseux que des semelles de chaussures, mais nul ne saurait rester pieds nus ».
Cependant, avec l’arrivée au pouvoir des militaires, un nouvel ordre des choses se dessine. « C’est une crue, Bachir. Une crue qui emportera tout sur son passage. Nous allons tous être noyés, et le pays avec nous. Je ne pense pas que nous ayons une issue », pressent le cheikh. Une société gouvernée par la cruauté et la torture, dans laquelle les croyances s’effriteraient. Plus de dynasties puissantes. Plus de transmission familiale. Plus d’observance des traditions. Simplement des massacres massifs. La galerie de personnages des Noyées du Nil, ancrée dans un quotidien ancestral pétri d’injustices, annonce ce moment de transition dramatique. La nature envoûtante au cœur de laquelle ces derniers évoluent semble en harmonie avec la puissance de leurs sentiments (convoitise, aspiration, dédain). La beauté des phrases de Hammour Ziada, au rythme aussi capricieux que le va-et-vient du fleuve, aux images saisissant avec force les émotions et les nuances de chaque chose, fait de ce roman un chant déchirant.
Camille Cloarec
Les Noyées du Nil
Hammour Ziada
Traduit de l’arabe (Soudan) par Marcella Rubino et Qaïs Saadi
Actes Sud, 240 p., 22,50 €
Domaine étranger Le fleuve de l’intranquillité
mai 2022 | Le Matricule des Anges n°233
| par
Camille Cloarec
Aussi poétique que politique, Les Noyées du Nil de l’écrivain et militant des droits de l’homme soudanais Hammour Ziada est un beau roman sur l’héritage et le pouvoir.
Un livre
Le fleuve de l’intranquillité
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°233
, mai 2022.