Un être qui fluctue entre homme et femme, dont la peau s’assombrit ou s’éclaircit selon les jours, qui peut avoir l’air d’un enfant comme d’une personne âgée, d’un archange comme d’un domestique, est retrouvé un dimanche, sur un banc, dans l’église de la communauté WASP d’une petite ville américaine. Banc – que l’on baptise ainsi pour pouvoir au moins lui assigner une origine – passe de main en main, laissant un peu plus de sa liberté à chaque étape, jusqu’à se volatiliser le samedi suivant.
Dans le microcosme où surgit Banc, l’on se targue de transparence et de lumière : « Et comme je respecte et j’ai vraiment confiance en ma communauté, je suis disposé à tout partager avec elle ». Sectaire, la petite ville s’adonne à une reconstruction délirante de la réalité, avec la religiosité comme ciment. Alors qu’elle porte la mémoire de crimes de sang, notamment raciaux, une « fête » annuelle purge la collectivité de ces faits, bientôt considérés comme moins graves que l’absence d’identité de Banc. En plus de ne ressembler à rien, Banc ne parle pas. On l’en excuse d’abord mais, à mesure qu’approche le jour de « la fête », son indétermination devient intolérable. On lui demande de se déshabiller pour que soit tranchée enfin la question de son genre. Banc résiste, et ne sort pas de ses vêtements. On conditionne son intégration à une confession de son histoire : « Nous saurions comment t’aider si nous savions une ou deux choses sur l’endroit d’où tu viens. » Mais sa vie passée, qui lui revient par bribes, ne sort jamais du monologue intérieur et reste sienne jusqu’au bout.
Son refus de coopérer, à la Bartleby, inquiète. Crescendo, l’hospitalité bien-pensante se mue en exclusion. Lorsque la communauté blanche ne sait plus quoi faire de Banc, elle l’envoie du « côté noir de la ville ». Trop tard, car Banc a déjà opéré une fissure dans l’édifice, par laquelle se sont engouffrés les fantasmes de violence des habitants : face à son silence, ils finissent par l’enfermer la nuit.
Catherine Lacey fait de Banc un symptôme du XXIe siècle en même temps que le prophète qui viendrait en guérir les maux. Parce que Banc n’est personne, les barrières identitaires tombent en sa présence : tous se confient à Banc, territoire neutre au sein d’une société fragmentée. « J’avais toujours été là, je le sus, mais je ne le dis pas. Je n’avais même pas eu besoin de naître ici parce que j’avais toujours été ici. » Banc vient surtout refonder un dialogue véritable en ne parlant que pour répondre à ceux – des adolescents, des marginaux –, dont la parole est l’expression d’une pensée ouverte sur le monde. Les mots sortent alors « par surprise, abrupts et doux », des images fulgurantes viennent traverser sa personne, comme pour signaler les fruits merveilleux d’une communication d’âme à âme.
Car les songes de Banc portent sur l’utopie d’une disparition du corps : « Je fermai les yeux et imaginai une vie dans laquelle on ne pourrait voir que nos pensées et nos intentions, dans laquelle nos corps ne seraient pas faits de chair, mais d’autre chose, quelque chose qui serait davantage que toute cette peau, tout ce poids. » Une conversation muette se poursuit de façon discontinue entre Banc et ses rares interlocuteurs qui, eux aussi, entretiennent des rêves de corps qui se métamorphosent, de corps pluriels et mouvants. Se délestant du corps, Banc peut voir autre chose, les insectes, les arbres alentour, et s’évader ainsi du calvaire qu’on lui fait subir. Face au resserrement xénophobe de la communauté, Banc incarne un champ infini.
Au-delà d’un trouble dans le genre, Banc opère une catharsis. En résulte une écriture souple, vaporeuse, qui s’étire sur plusieurs plans, du monologue intérieur au roman choral, et un livre virtuose : la présence du personnage de Banc, personnage neutre, divin, absolument littéraire, est si résonnante que l’on se passe, en effet, de le situer. À la fin, Banc semble se dissoudre dans l’air et les mots : « Le ciel se tait. Il ne nous a jamais distingués les uns des autres. L’air avec lequel nous parlons nous est prêté. Le ciel semble être bleu et avoir une extrémité. Ce n’est qu’une impression. » La légèreté a été atteinte, sans confession.
Feya Dervitsiotis
Banc
Catherine Lacey
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Myriam Anderson
Actes Sud, 240 p., 22 €
Domaine étranger Le corps neutre
mai 2022 | Le Matricule des Anges n°233
| par
Feya Dervitsiotis
Dans son troisième roman, Catherine Lacey déjoue les déterminismes. Une fable jusqu’au-boutiste sur l’identité et la communauté.
Un livre
Le corps neutre
Par
Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°233
, mai 2022.