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Traduction Muriel Morelli *

juin 2022 | Le Matricule des Anges n°234

Dissipatio H.G., de Guido Morselli.

Quand Delphine Valentin des éditions Rivages m’a proposé de retraduire Dissipatio H.G., j’étais ravie, mais un peu impressionnée. Guido Morselli, en Italie, est un auteur culte, archétype de l’écrivain maudit ignoré de son vivant, mais qui s’obstine à bâtir une œuvre rigoureuse, un style reconnaissable entre tous. Juste après sa mort, Adelphi publiera ses huit romans. Parmi les plus beaux, Le Passé à venir, une uchronie sur la Grande Guerre, Rome sans Pape, un roman d’anticipation sur l’Église catholique et Dissipatio H.G., un récit apocalyptique et métaphysique, sa dernière œuvre, sans doute son testament.
Le narrateur du roman, dont on ne saura jamais le nom, décide de se suicider en se jetant dans le puits naturel d’une grotte : son but n’est pas seulement d’en finir avec la vie, mais de disparaître corps et âme, « sans laisser de traces ». Or le geste fatal s’avère impossible, la volonté s’étiole dans d’improbables élucubrations sur le prestige du cognac (dont il a emporté une mignonnette) et le corps tout entier s’y refuse : « Quatre-vingt-cinq kilos de substance vivante qui n’obéissaient pas ». Il ressort de la grotte et rentre chez lui en vue d’une solution plus simple : se tirer une balle dans la tête avec son Browning 7.65, surnommé « la fiancée à l’œil noir ». Il se rate et s’endort. Le lendemain à son réveil, l’humanité a disparu « sans laisser de traces ». Dès le début, l’ambiguïté s’installe : est-ce le récit d’un mort, d’un homme en train de rêver, ou d’un véritable rescapé ?
Dans la vraie vie, l’auteur a une « fiancée à l’œil noir » du même modèle ; et le 31 juillet 73, quelques mois après avoir achevé Dissipatio, il ne se rate pas. La catharsis n’a pas fonctionné dans le bon sens.
En attendant, le rescapé erre à la recherche de ses semblables. Dans les montagnes, les villages et les villes, aucune trace de corps, ni vivants ni morts, mais le décor est intact, comme dans une carte postale. L’électricité continue à alimenter les machines qui fonctionnaient la nuit du 2 juin, quand tout a basculé. Tout ou presque, car la nature, elle, se porte plutôt bien. Dès lors, il ne cesse de s’interroger sur les modalités et le sens de ce qu’il préfère nommer prudemment « l’Evènement ». Sa raison, qui très tôt supplante sa peur, ou plutôt s’en sert d’aiguillon, convoque de mémoire philosophes, écrivains et théologiens dans un ballet virtuose. Mais les questionnements ne font qu’épaissir le mystère : « Le réel ayant le privilège de la durée et de la cohérence (cohérence au sens d’uniformité et de solidité), il peut se payer le luxe d’être irrationnel et inexplicable. Et même fou, si ça l’arrange ». Morselli est un auteur incroyablement stimulant, cérébral, jamais précieux, et toujours chevillé au romanesque. J’ai éprouvé en le traduisant une joie immense malgré les difficultés de son écriture précise, ironique, condensée. J’avais l’impression d’être dopée !
Parmi les pistes explorées, un texte de Jamblique en version latine intitulé Dissipatio humani generis, évoquant l’extinction de l’espèce humaine par dissipation, au sens « d’évaporation ». Autrement dit : « Un prodige inattendu transforme les êtres humains en spray ou gaz imperceptible, sans combustion intermédiaire. Une fin peu glorieuse certes, mais très convenable ».
Très convenable, comme ces villes et villages alpins entre l’Italie et la Suisse, comme Chrysopolis (double de Zurich), « lestée de l’or monétisé dans les sacristies de ses soixante banques » et dont les racines « plongent dans l’aeternum du capital, quintessence de la réalité », que le narrateur rejette viscéralement, au point d’en avoir fait le « chef-lieu de sa détestation du monde », au point d’avoir décidé, depuis longtemps, de se retirer dans un chalet en pleine montagne. Morselli aussi, a toujours vécu à l’écart des grandes villes et a toujours évité, grâce à une petite rente paternelle et une vie spartiate, le monde du travail rémunéré. En 1958, il s’installe dans une petite maison à Gavirate, dans les Préalpes lombardes. Là, il fait de longues marches dans la nature, il écrit, il s’insurge contre les grands projets qui détruisent le paysage et dépossèdent les populations locales. Journaliste intermittent, comme son personnage, il publie en 1952 dans la revue La Préalpina, une série d’articles contre la bétonisation de Varese, intitulés La défense de la nature est une nécessité sociale  : « La suppression systématique des parcs et des jardins et les conséquences qui en découlent, d’ordre climatique, portent essentiellement préjudice aux classes défavorisées, les classes aisées, elles, peuvent aller respirer du bon air quand elles veulent, été ou hiver ». Et il invite les syndicats ouvriers à placer la question environnementale au cœur de leurs revendications. Un discours précurseur, mais peu audible à l’époque des Trente Glorieuses.
La Dissipatio H. G. nous plonge dans un monde renversé. Châtiment, ironie du sort ? En tout cas, le narrateur note que le matérialisme forcené de l’époque s’est soldé par une évaporation en masse de « l’espèce polluante », « biodégradée à 100 % ». Ici-bas, ils ont laissé leurs biens et leurs infrastructures, devenus des sites archéologiques que la nature a peu à peu réinvestis. Car en plus d’être nuisibles, les hommes étaient prétentieux : « Une des blagues de l’anthropocentrisme : décrire la fin de l’espèce comme impliquant la mort de la nature végétale et animale (…). Le monde n’a jamais été aussi vivant qu’aujourd’hui, depuis qu’une certaine race de bipèdes a cessé de le fréquenter. Il n’a jamais été aussi propre, aussi éclatant, aussi joyeux ».
Reste à savoir pourquoi le narrateur a été choisi pour être le dernier des hommes. Est-il l’élu, le damné ? Est-ce parce qu’il n’y a pas meilleur témoin qu’un journaliste et écrivain ? Mais pour raconter à qui ? Cette solitude abyssale, ontologique, a pour lui un goût de déjà-vu. Étrangement, ce savant jeu de miroirs entre vie et mort, entre un auteur et son double est empreint d’une sorte de grâce, qui culmine à la fin du roman.

* Muriel Morelli a traduit entre autres Luigi Di Ruscio, Andrea D’Urso, Giorgio Voghera. Dissipatio H. G. (176 pages, 18 ) paraît aux éditions Rivages.

Muriel Morelli *
Le Matricule des Anges n°234 , juin 2022.
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