Que nul n’entre ici s’il n’est tautologue », prévient d’emblée le poète, qui a justement fait de la tautologie un axe majeur de sa poétique. Puisque « c’est à sa dimension de chose que se mesure la chose », étant entendu que la chose, étant une chose, ne serait être autre chose que ce qu’elle est, une chose, il ne restait au poète qu’à se retrousser les manches pour inventer, non pas ex nihilo mais à partir d’une solide observation de l’existant (peuplé à ras bords de choses qui sont bien des choses), une science. Celle-ci s’appelle la Réisophie, et la voici dotée de son manuel, car cette science poétique nouvelle poursuit un but pratique, celui de nous faire voir la chose pour ce qu’elle est et donc mieux voir : « Si l’horizon te paraît bouché,/ C’est que tu regardes trop bas ».
Entre aphorismes qui mordent la queue du Sphinx (que n’aurait pas renié un Antonio Porchia), observations affûtées et déclarations d’intentions, le poète, en alchimiste chevronné, débusque la secrète réalité des objets dans ce qu’ils ont de plus matériel, regrettant peut-être qu’en ce monde qui n’est plus « complété par son merveilleux » ne survive pas une pensée « qui n’était rien d’autre/ Que le réfléchissement des choses dans les choses ». Il s’agit pour lui d’agir « avec les choses comme le fait la rivière :/ En les emportant dans un ailleurs natif ». Revenir, donc, aux sources de la vision, celles du sensible.
Laurent Albarracin refuse l’idée d’une poésie séparée de l’image, qui serait pure construction intellectuelle. Le poème doit produire de la sensation en palpant ce qui nous entoure dans sa matérialité : « Il est temps de sortir de cette vision centrocentrique/ Qui a rejeté les choses à la périphérie du monde ». Car si nous ne sommes pas au centre de l’univers, c’est qu’« Il n’y a pas de centre du tout », puisqu’« il n’y a pas seulement une multiplicité des mondes,/ Il y a une démultiplication des choses en monde ». Il s’agit donc, non sans humour, de pratiquer une métaphysique modeste, concrète, afin d’« atteindre un centre de légèreté » nous permettant « chaque jour », d’inventer « une nouvelle chose », selon un inventaire digne du Catalogue d’objets introuvables de Carelman : « le beurre à faire fondre le fil », « le dé broussailleux » ou « la corne de redondance ». Le jeu de mot, au-delà du rire qu’il introduit dans le poème, est avant tout une preuve tangible de la matérialité du langage : c’est parce qu’il se déploie sur le terreau quotidien que le mot – lui-même une chose pleine de sa « chosalité » – se prête justement au jeu.
Le poète regarde autour de lui et voit, car il n’oublie pas que « Le visible rend visible le visible,/ C’est sa fonction et son bien ». À force de s’égarer en fièvre et géométrie, on aurait tort de perdre cette évidence de vue. D’autant que « La forme n’est/ Qu’une épluchure de forme », puisque en réalité « tout ressemble/ À du sens/ Qui pèle la forme/ Jusqu’au sens ». C’est donc bien en épluchant la chose jusqu’à son cœur invisible que l’on retrouvera son « pouvoir talismanique ». Ainsi, qui aura manqué d’observer que « La beauté se fait une place/ Dans la rose/ À coups d’épaules et de pétales » ?
Observer la chose et l’accepter dans toute son intense réalité n’est pas chose aisée : « Il n’y a de principe au monde que mis en danger par le monde ». La poésie tautologique n’a rien d’une aporie, étant entendu que la chose, son objet d’étude, « y est elle-même sous la contrariété d’elle-même », elle « s’y contrecarre et s’y outrecarre ». Un fait, en somme, « se défait dans le fait », c’est même « de cela qu’il est fait ». Car les choses, toujours, « empochent leurs conjectures ».
Guillaume Contré
Manuel de Réisophie pratique
Laurent Albarracin
Arfuyen, 250 pages, 18 €
Poésie Guide de la chose
juillet 2022 | Le Matricule des Anges n°235
| par
Guillaume Contré
C’est dans la présence concrète de la chose que gît la promesse de la poésie, ce que Laurent Albarracin nous démontre dans un revigorant manuel.
Un livre
Guide de la chose
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°235
, juillet 2022.