Avril 1935, quelque part en Virginie-Occidentale. Trois hommes ayant fini de purger leur peine sortent de prison : Johnny Jesus (un gamin, condamné pour un viol qu’il n’a pas commis), Billy Lee Cottrill (un personnage très discret, qu’on oublie facilement), et Mattie Appleyard, qui a passé 47 ans dans ce pénitencier, et qui en ressort avec un chèque d’un peu plus de 25 000 dollars, sorte de salaire correspondant à ce qu’il a gagné au cours de toutes ces années en travaillant dans l’univers carcéral. Ces trois-là se sont promis d’ouvrir ensemble un magasin aussitôt qu’ils auraient retrouvé la liberté…
Tout paraît donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, mais avec cette fichue récession économique qui secoue alors l’Amérique (ceux qui ont perdu leur boulot « parcourent le pays, s’accrochant à des wagons de marchandises et cherchent à manger dans les ordures »), un tel chèque fait nécessairement des envieux. À commencer par Doc Council, le gardien de prison, qui se verrait bien faire coup double : mettre la main sur l’argent et débarrasser la société de ces mauvaises graines qui ne lui ont déjà que trop nui.
Ce qui promettait d’être un long fleuve tranquille tourne vite à la cavale. Ce que Mattie résume à sa manière : « Un Américain va dans une banque pour encaisser un chèque. Et il finit au milieu d’une guerre. »
Pour les trois compagnons, c’est donc une course-poursuite qui s’engage, au cours de laquelle ils vont troquer leur récent statut d’hommes libres (qu’ils ont à peine étrenné) contre celui de fugitifs. Aucune peine ne leur sera épargnée : on ira jusqu’à leur coller un meurtre sur le dos, et un hasard malheureux les fera monter à bord d’un train qui ne se rendra nulle part, sinon sur une voie de garage. Une course-poursuite au cours de laquelle Mattie héritera d’une valise bourrée d’explosifs, et qui ne prendra fin qu’à la dernière page, dans un dénouement que les amateurs de romans noirs trouveront peut-être un peu mièvre (il a le mérite d’offrir au lecteur une happy end qui ressemble à celle qu’il attend).
Publié en 1969, La Parade des imbéciles est une « étrange et folle aventure » (ce sont d’ailleurs les mots sur lesquels le roman se referme), pleine de rebondissements (on ne s’y ennuie jamais) et de coups de théâtre (que l’on doit à une météo assez complaisante – d’abord l’orage, ensuite le brouillard –, qui joue ici le rôle d’un adjuvant providentiel). Mais l’intrigue progresse lentement, avec la lenteur qui était la signature de La Nuit du chasseur (roman écrit par Davis Grubb lui-même, et adapté au cinéma par Charles Laughton en 1955, avec Robert Mitchum dans le rôle du révérend Harry Powell). Une lenteur bien sûr volontaire, calculée, réglée au millimètre, faite pour ralentir au maximum le développement de l’intrigue (à grand renfort de retours en arrière), non seulement afin de ménager du suspense, mais aussi pour permettre au lecteur de se familiariser avec les personnages et d’éprouver de l’empathie pour les trois anciens prisonniers. Les changements de focalisation font en outre passer d’un groupe à un autre (tantôt ceux qui poursuivent, tantôt ceux qui sont poursuivis), et font perdre de vue certains personnages durant tout un chapitre (le lecteur ayant d’ailleurs toujours un temps d’avance puisqu’il sait ce que chacun se dispose à faire).
Fidèle au genre qui est le sien, le roman abandonne en chemin son lot de morts (en quantité vraiment raisonnable), mais en lieu et place d’une intrigue haletante ne laissant aucun répit au lecteur (il faut attendre le chapitre 16 pour que se produise la première péripétie d’envergure : le guet-apens manqué d’Hannibal Junction, au cours duquel les trois héros devront d’avoir la vie sauve à un orage apocalyptique, avec tempête et averse de grêle), on a ici de l’écriture, une belle densité stylistique, une bonne dose d’humour, de l’amitié, une histoire d’amour, de l’espoir, et même des visions idéalistes (qui ne font de mal à personne).
Pendant la première moitié du volume on se laisse volontiers à penser que les imbéciles évoqués dans le titre sont les trois repris de justice, mais l’intrigue finit par désigner ceux qui appartiennent aux banques et à l’univers pénitencier. En fustigeant ces deux milieux, Grubb laisse entendre, avec un manichéisme un peu simpliste, que ceux qui en font partie sont une engeance bien plus redoutable que celle qui se trouve derrière les barreaux : ils ont la loi pour eux, ainsi que l’argent, qui est toujours « l’argent du sang ».
Didier Garcia
La Parade des imbéciles
Davis Grubb
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadège Dulot
Sonatine, 368 pages, 22 €
Intemporels Un chèque en or
novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238
| par
Didier Garcia
L’Américain Davis Grubb (1919-1980) entraîne le lecteur dans l’odyssée de trois repris de justice, sur fond de Grande Dépression.
Un livre
Un chèque en or
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°238
, novembre 2022.