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Domaine étranger Gentleman Writer

novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238 | par Martine Laval

En quelques nouvelles ancrées sur sa terre natale des Appalaches, l’écrivain Ron Rash réinvente la nature humaine. Bouleversant.

Plus bas dans la vallée

Sycomores, bouleaux, noyers, tous sont à terre. C’est le soir, les hommes ont posé les haches. Les bûcherons sont affamés, éreintés. De la montagne désormais chauve, plus aucun bruit ne parvient sinon le gémissement des blessés, mains tailladées, pieds estropiés, morsures de crotales. Certains s’en sortiront plus ou moins capables de rempiler le lendemain, les autres grossiront le cimetière « où bientôt ça ne va pas tarder à se bousculer là-dedans ». Déjà, dans ces années 30, alors que l’Amérique sombre dans la Grande Dépression, si les hommes souffrent et meurent, la faune et la flore sont elles aussi anéanties. Puma, ours, lynx, cerf, renard, jadis les maîtres des Great Smoky Mountains en Caroline du Nord, ont fui. La montagne est morte. Une déforestation menée de façon impitoyable par le plus impitoyable des personnages de fiction imaginé par l’Américain Ron Rash, Serena. Serena, titre publié en français en 2011, mettait en scène une femme diabolique, prête à tout – saccages, meurtres – pour assouvir ses désirs de pouvoir et d’argent… jusqu’à ce que « le monde et sa volonté ne fassent plus qu’un ». Et voici que Serena la diablesse réapparaît dans une longue nouvelle qui donne son titre au recueil aujourd’hui publié. Plus altière et monstre que jamais. Plus bas dans la vallée sonne (enfin !) le retour de Ron Rash, écrivain à la prose incandescente, qui, avec un sens inné de la compassion, observe la vie des gens ordinaires, hommes et femmes au labeur, laminés par l’implacable machine libérale incarnée par cette Serena.
Ron Rash, hanté par des personnages emblématiques – propriétaires sans scrupules, soldats de mauvaises guerres –, obsédé par l’Histoire de son pays, n’en finit pas d’interroger cette fausse ligne de partage entre le bien et le mal. Il plante ses fictions dans les désastres des États-Unis et en révèle toute l’horreur. Dans « Les Voisins », autre nouvelle du recueil, il s’empare à nouveau de la guerre de Sécession qu’il interrogeait déjà dans Le Monde à l’endroit. Le champ de bataille cette fois se déroule devant une masure entre une escouade dépenaillée de soldats et une femme seule avec ses deux enfants. En dire davantage ici serait chose inutile tant l’écrivain, maître d’une écriture aussi sensible que puissante, manipule le clair-obscur et parachève la mise à nu des forces et faiblesses du genre humain.
Comme chez Larry Brown de Caroline du Sud ou Chris Offutt du Kentucky, Ron Rash fait de la nature un personnage à part entière. Le paysage devient métaphore du monde, à la fois fabrique d’histoires et espace où penser le monde d’aujourd’hui. Il lui offre des pages d’une prose aussi simple que magnifique. C’est que chez écrivains-là, la poésie est une chose essentielle, qui va de soi, qui s’exprime avec des mots de tous les jours, invite le lecteur à s’y laisser envahir, et peut-être, à trouver de la beauté sur les ronces du monde. Martine Laval

Plus bas dans la vallée
Ron Rash
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez,
La Noire/Gallimard, 230 pages, 19

Gentleman Writer Par Martine Laval
Le Matricule des Anges n°238 , novembre 2022.
LMDA papier n°238
6,90 
LMDA PDF n°238
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