Il y a des corps et des paysages, les uns dans les autres, contre les autres. C’est le mari et père dans la première phrase des Sources, « Il dort sur le banc. » ; c’est sa femme à la « viande (…) lourde » et au corps « terré » – une ferme apparemment prospère. Ce sont des corps avant d’être des noms, Pierre, Claire, La Bouysse puis Soulages, Fridières, Isabelle, Gilles et à nouveau Claire. Marie-Hélène Lafon déplie peu à peu une géographie intime, faite de gestes, de cicatrices, de saisons.
Les êtres qu’elle présente sont pleins de recoins et leurs familles s’apparentent à des lieux, des « côtés » où l’on « descend » et l’on « monte », des pièces où l’on tient son rang et l’on respecte les rituels, des lits où l’on renâcle, des habitacles de voiture où l’on se jauge. Avant toute chose le lecteur est plongé, pris dans cette matière charnelle. Ce n’est qu’ensuite que prennent forme – et nous frappent – les drames des personnages. Comme dans son roman précédent, Histoire du fils, mais en un précipité plus saisissant encore, l’écrivaine propose dans Les Sources plusieurs tableaux de la vie d’une famille. Chaque tableau, de plus en plus bref, nous fait à la fois ressentir la continuité du temps, de la mémoire, et les failles sans retour des vies individuelles. De cette tension entre la transmission et la brisure Marie-Hélène Lafon est devenue experte, et ces récits courts en témoignent peut-être le mieux. De livre en livre, elle peaufine ainsi sa ressaisie du temps qui passe, est passé, « des temps où nous ne serons plus » et semble viser toujours plus la sobriété du Flaubert des Trois contes et de sa servante Félicité ; en très peu de pages, elle livre beaucoup, que ce soit par un simple ordre des mots (des « enfants petits »), une préposition qui revient (« dans sa peau », « dans les maisons »), la mention des expressions toutes faites mais défaites par l’expérience, la coupe des phrases – entre flux et ruptures – et la mise en valeur des discours, peu prolixes et peu souvent doux que ressassent ou s’adressent les personnages.
Les « sources » du titre (dont l’un des personnages dit préférer le mot à celui de « racine ») mêlent donc temps et lieux, ceux des êtres de fiction mais aussi de l’œuvre entière : elles charrient et re-brassent le matériau autobiographique de l’auteure, la Santoire source au sens propre, le père lointain et dépossédé, les départs renouvelés du Cantal, les fratries et les femmes contraires. Elles constituent les images sur lesquelles les personnages n’arrivent pas toujours ou lentement, à poser des mots, les images où s’originent leur mal-être ou leur espoir. C’est à ces sources qu’il faut aussi relier Où sont les hommes ? et Les Corps étrangers, parus à l’automne. Le premier est un texte hybride, mi-témoignage mi-fiction : la toute nouvelle Collection Fléchette propose à des auteurs d’écrire à partir d’une photographie d’archive géographique du début du XXe siècle ; ici, c’est une des places centrales d’une ville du Cantal, vide de personnages mais pas d’animaux, et que l’auteure ranime. Le second est un petit recueil des rares éditions la Guêpine : que l’on lise « Le viaduc » et « À la folie », les deux nouvelles qui le composent. Surtout la première, dont le héros a priori peu romanesque (puisque viaduc !) révèle ses cicatrices comme celles des personnages qui l’entourent ou l’enjambent. On comprend avec ces deux récits-là que pour éprouver la résistance et la splendeur de la matière Lafon, la résistance du monde, la violence et l’évidence des choses qu’elle dépeint, il faut lire et se repaître à voix haute de ces phrases de conteuse : celles qui condensent des histoires, « Elle fréquenta un ou deux gars du pays, on craignit quelques frasques mais rien n’arriva ». Comme celles qui fabriquent des légendes : « Le viaduc est à Saint-Saturnin, Cantal, capitale de rien, nombril de la terre, orifice du monde, où tout commence, où ça commence. »
Chloé Brendlé
Marie-Hélène Lafon
Les Sources
Buchet-Chastel, 118 pages, 16,50 €
Où sont les hommes ?
Sun/sun éditions/ Collection Fléchette, 24 pages, 16 €
Les Corps étrangers
La Guêpine, 28 pages, 10 €
Domaine français Corps de ferme
janvier 2023 | Le Matricule des Anges n°239
| par
Chloé Brendlé
L’auteure des Derniers Indiens, des Pays et d’Histoire du fils observe les blessures des êtres et des paysages du Cantal dans de nouveaux récits aussi concis que saisissants.
Des livres
Corps de ferme
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°239
, janvier 2023.