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Domaine étranger Voies sans issue

février 2023 | Le Matricule des Anges n°240 | par Camille Cloarec

Dans Téhéran, les destinées de trois amies se tissent, dévorées par les aspirations et les regrets, obsédées par l’illusion du choix.

L' Automne est la dernière saison

Leyla, Shabaneh et Rodja se sont rencontrées alors qu’elles com-mençaient des études en ingénierie mécanique à l’université de Téhéran, il y a une dizaine d’années. Elles ont immédiatement sympathisé, malgré leurs différences – de niveau social, tout d’abord (Leyla vient d’une famille très aisée, ce qui n’est pas le cas de ses compagnes), d’origine géographique ensuite (Shabaneh est la seule à être téhéranaise) et de caractère. Leyla rêve de devenir journaliste tout en étant clouée dans son appartement où s’accumulent les souvenirs de sa vie avec Misagh, son mari, qu’elle aime toujours passionnément. Après plusieurs mois de parlementation et de démarches administratives, ce dernier l’a quittée pour émigrer au Canada sans parvenir à la convaincre de l’accompagner. Depuis, Leyla est démunie : elle a perdu l’homme de sa vie, elle vivote sans objectif précis, envahie par l’angoisse et le manque. « La faute à quel ingénieur, qui n’a pas su calculer correctement nos forces, qui nous a fourni une structure susceptible de s’écrouler à tout moment ? », s’interroge-t-elle tout haut.
Shabaneh, elle, n’a jamais eu tout pour réussir, comme c’était le cas de son amie. Elle est effacée, peu sûre d’elle à l’extrême, tiraillée entre ses devoirs et ses désirs. Hantée par les bombardements qui ont frappé Téhéran pendant son enfance, provoquant le lourd handicap dont souffre son frère, elle se réfugie dans la littérature occidentale. Luttant contre la dépression de sa mère, protégeant envers et contre tous son frère, elle n’a jamais eu le loisir de vivre pour elle-même. « Il y a longtemps qu’on fait semblant, on s’échine à mimer un bonheur simple perdu dans une suite de malheurs sans fin », assène-t-elle. Enfin, Rodja, la plus pétillante d’entre toutes, vit seule avec sa mère après avoir perdu son père alors qu’elle était très jeune. Malgré les difficultés économiques, elle a toujours voulu devenir quelqu’un et a consacré toute son énergie à mettre en œuvre cet objectif. « J’avais toujours un train de retard sur moi-même. Il me fallait courir. Mettre un but contre mon camp », analyse-t-elle.
Le roman se déroule sur deux journées que séparent une poignée de mois. L’été, tout d’abord, avec sa moiteur étouffante, ses embouteillages à répétition et ses brusques éclosions d’espoir. Leyla cherche à maintenir sa tête hors de l’eau et à travailler. Shabaneh ignore quelle attitude adopter face à son collègue Arsalan, qui la courtise depuis un moment. Rodja se jette à corps perdu dans le processus de demande d’un visa étudiant pour la France. Il semble, l’espace d’un instant, qu’elles ont le choix de modeler leur avenir. Qu’il peut leur appartenir. Cette impression de puissance vertigineuse est parfois torturante – « La route de l’échec devrait être la seule disponible, de façon à ce qu’on ne souffre que de cet échec et de rien d’autre », déclare ainsi Leyla. L’automne a tôt fait de réprimer ces possibilités. Comme si, pour les jeunes générations de femmes iraniennes, il fallait s’enfuir à tout prix pour avoir une chance d’exister par et pour soi-même : pour échapper au lourd héritage familial, pour ne pas porter avant même ses 30 ans le poids d’un mari et de plusieurs enfants, pour espérer se frayer une voie indépendante dans le monde. Rodja résume en quelques phrases l’impasse dans laquelle elles se trouvent : « On est des sortes de monstres, Shabaneh. On n’est plus du même monde que nos mères mais on n’est pas encore de celui de nos filles. Notre cœur penche vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté, on est écartelées. »
Ce premier roman, publié en 2014, brille tant par sa structure polyphonique, pétrie d’échos et de circonvolutions, que par la construction tout en finesse de ses personnages féminins aux sensibilités attachantes. La force de l’écriture pour ainsi dire dépouillée de Nasim Marashi, qui mêle le factuel à l’introspection, les dialogues croisés au silence le plus mutique, réside dans la manière dont elle jongle entre passé et présent. En un battement de cils, au beau milieu d’une séance de cuisine ou d’un après-midi de bureau, nous voilà au cœur de l’enfance de Shabaneh ou encore en pleine conversation entre Leyla et Misagh. De ces strates superposées de vie se dégage un sentiment de mélancolie infinie, que la situation actuelle du pays ne peut que renforcer.

Camille Cloarec

L’Automne est la dernière saison
Nasim Marashi
Traduit du persan par Christophe Balaÿ
Zulma, 272 pages, 22

Voies sans issue Par Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°240 , février 2023.
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