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Domaine étranger La littérature comme dissidence

février 2023 | Le Matricule des Anges n°240 | par Feya Dervitsiotis

À travers des personnages consumés par la littérature, l’écrivain chilien Alejandro Zambra raconte l’utopie discrète d’une génération qui a grandi sous la dictature. Ou comment un pays peut avoir la poésie pour diapason.

La raison d’être des deux premiers textes d’Alejandro Zambra, Bonsaï (2006) et La Vie privée des arbres (2007), était l’image de cet arbre qu’on empêche de grandir. Ses livres sont et ne sont pas des romans. Comme un bonsaï, comme un poème, ils ont été taillés jusqu’à leur plus simple expression, et tous deux se lisent en moins d’une heure. Son troisième, Personnages secondaires (2011), est un « antiroman historique » à peine plus long. Toujours, des Chiliens de la classe moyenne, des femmes qui tombent enceintes très jeunes, des habitants de Santiago qui lisent et écrivent, couchent ensemble, essaient des choses… Ses personnages n’ont rien de romanesque. L’œuvre de cet écrivain né deux ans après le coup d’État, parle sans en parler de la dictature, en utilisant une langue métaphore de sa génération : un mélange d’ironie et d’atonie, de distance mélancolique ou humoristique, qui résiste à la belle littérature et au style, inadaptés selon lui à la condition chilienne contemporaine comme la poésie l’aurait été après la Shoah.
Se distinguant de ces premiers textes, car Zambra ne s’embarrasse pas de cohérence, Poète chilien (2020), à la fois compact et tentaculaire, rappelle la profusion d’un arbuste sauvage. Cette fois, aucun doute, c’est un roman, puisqu’il a « la quantité de pages qui lui permet d’être considéré comme un roman ». Carla et Gonzalo vivent une piètre histoire d’amour vers 17 ans, se quittent, se retrouvent neuf ans plus tard. Tandis qu’ils refont l’amour pour la première fois depuis le lycée, au cours d’une scène écrite en plusieurs nappes simultanées, mimant la disjonction des pensées et des actes, Gonzalo lit sur le corps de Carla qu’elle a eu un enfant. Leur histoire reprend et il devient le beau-père de Vicente, qui grandit entouré de ses livres et de ses poèmes. À 18 ans, cet enfant devient, mécaniquement, un poète. Et conseille à Pru, une Étasunienne qui recherche à Santiago un sujet de reportage, de rencontrer et d’écrire sur les poètes du pays, anormalement nombreux.
Poète chilien est pris entre deux ordres de grandeur, procédé classique du romanesque, où l’intime fait face au politique. Sauf que chez Zambra, l’activité politique, cette « grande histoire » a été remplacée par l’activité littéraire comme identité collective et champ où évoluent tous les personnages. Ils se servent de la littérature comme moyen de séduction, de communication, d’expression. Les hommes, surtout, se prêtent à un aller-retour apparemment vital entre lecture et écriture sans s’inquiéter de la médiocrité éventuelle de leur production, ni en éprouver aucune émotion : « Pendant qu’il fumait et regardait le ciel vide de nuages, il pensa, sans joie, qu’il avait publié un livre et qu’il était, finalement, un poète, un poète chilien. » C’est par le prisme de ce besoin de poésie et de la figure du poète, marginale sous d’autres latitudes, que Zambra – poète lui-même, bien sûr – fait l’anatomie de son pays.
Poète chilien est une comédie familiale, mais pas au sens biologique : une belle-famille et une communauté de poètes font exister une autre société, préférable à la société chilienne. Gonzalo, dans le rôle du beau-père, se montre contraire au « mauvais » père, machiste et inégalitaire. Quant à la poésie, caractérisée par sa négativité absolue (« la plupart des poètes chiliens écrivent sur l’échec »), elle symbolise l’envers de la volonté de puissance. Le monde des poètes serait « Un peu meilleur. C’est un monde très vrai. Moins coincé. Moins triste. » C’est en tout cas un monde vaste et Zambra cite énormément de poètes réels, notamment ce bataillon de grands noms (Enrique Lihn, Pablo de Rokha, Gonzalo Millán, Nicanor Parra, la prix Nobel Gabriela Mistral…) qu’il ne pouvait lire sous la dictature, pour cause d’emprisonnement ou d’exil. Mais aussi des noms de poètes jeunes, vivants, de tous horizons qui écrivent de la poésie car c’est « la seule chose valable » de leur pays…
Au sein de ces familles choisies, la poésie est une culture de la dissidence, transmise de manière informelle. Dans son recueil de chroniques traduit en anglais sous le titre Not to read, Alejandro Zambra explique que l’enseignement de la littérature sous la dictature, de même que les prix prohibitifs des livres, avaient pour résultat de ne pas lire. Les personnages de Zambra lisent grâce à leur entourage, comme par capillarité égalitaire : la présence physique des livres de sa bibliothèque est si forte que Gonzalo transmet sa passion pour les livres à Vicente par osmose. Les livres de Zambra fonctionnent eux aussi comme des bibliothèques, il y cite beaucoup d’auteurs, créant une atmosphère de compagnonnage, et faisant de la littérature un lien concret.
Il n’y aura pas de climax dans Poète chilien, mais les rebondissements naturels du temps qui passe en compagnie d’autrui. Car Zambra conçoit ses histoires comme des conversations. Les scènes de sexe, régulières, ordinaires et bouleversantes, servent à nous rappeler sans cesse le corps des personnages, comme un pendant à une littérature éthérée. Son usage de l’humour – proche de celui de l’écrivain d’origine dominicaine Junot Díaz – a cette même fonction. Zambra privilégie le commun, le quotidien, comme terreau pour la tendresse, la solidarité, la résistance, allant jusqu’à comparer les poètes aux chiens errants de la capitale.
Alejandro Zambra s’empare du roman avec une inventivité et une joie révélatrices de la vitalité de la littérature d’Amérique latine. Ses livres, qui partent de la littérature pour s’ancrer dans le monde social avec une force inattendue, feraient pâlir nos romans « engagés ». Ils nous rappellent que la littérature est ce qui rend la vie plus intéressante que la littérature.

Feya Dervitsiotis

Poète chilien
Alejandro Zambra
Traduit de l’espagnol (Chili) par Denise Laroutis
Christian Bourgois, 418 pages, 18

La littérature comme dissidence Par Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°240 , février 2023.
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