Approcher certaines œuvres ou certains écrivains peut parfois apparaître comme un défi impressionnant. Plus encore sans doute lorsque la création et le créateur composent comme un bloc insécable, une « vie-œuvre » imposante. Gisèle Bienne relève ici le défi pour nous offrir une sorte de tombeau (au sens littéraire ou musical du terme) pour Varlam Chalamov. Comme elle le fit pour Blaise Cendrars (La Ferme de Navarin, voir Lmda N°91), elle s’y efforce avec un mélange d’admiration et d’empathie, de délicatesse et – ici – d’effroi. C’est que Chalamov a tout du martyr, c’est-à-dire du témoin de et par la souffrance. En un désordre savamment élaboré, en effectuant des choix toujours judicieux, Gisèle Bienne mêle aux épisodes marquants de l’existence de ce zek – prisonnier du Goulag, unique parmi des millions d’autres – ses propres mots, en premier lieu extraits des Récits de la Kolyma. De l’arrestation à la libération, des premiers poèmes de sa jeunesse à l’énorme massif, work in progress à sa manière, des Récits, nous suivons donc Chalamov à travers la neige et le gel, en proie à la faim, à l’épuisement et au désespoir, jusqu’à faire partie des « crevards », au seuil de la mort. Aidé, sauvé par d’autres prisonniers, il retrouvera ses forces jusqu’à envisager, une fois libéré, l’écriture comme un devoir à accomplir dans une sorte de dévouement sacrificiel : « Je dois être seul. Chaque phrase du récit est criée avant que d’être écrite dans la pièce vide (c’est toujours à moi que je m’adresse). Je crie, je menace, je pleure. Rien n’arrêtera mes larmes. » Gisèle Bienne ressuscite aussi, à ses côtés, d’autres victimes qui surent, chacune à sa manière, résister à l’anéantissement qui leur était réservé : Mandelstam, Tsvetaïeva, Soljenitsyne, Pasternak (qui fut le premier lecteur et un soutien indéfectible pour Chalamov). Chez eux tous, écrit-elle, « les mots sont forts et possèdent l’attrait de l’énigme. Ils renaissent de leur manque enfin reconnu. D’abord ils nous font signe, frappent à la porte de notre histoire désapprise puis s’éclipsent et nous courons après eux pour les rattraper ».
Thierry Cecille
Les Larmes de Chalamov
Gisèle Bienne
Actes Sud, 220 pages, 22,50 €
Domaine français Gel et dégel
avril 2023 | Le Matricule des Anges n°242
| par
Thierry Cecille
Un livre
Gel et dégel
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°242
, avril 2023.