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Domaine étranger Parade et parabole

avril 2023 | Le Matricule des Anges n°242 | par Camille Cloarec

Après Chant des plaines, Bourgois poursuit son travail de réhabilitation de l’œuvre romanesque de l’américain Wright Morris.

Le Champ de vision, qui a valu à Wright Morris (1910-1998), écrivain et photographe, le National Book Award en 1957, a été écrit une vingtaine d’années avant Chant des plaines. Alors que ce dernier s’ancrait dans les paysages arides de la campagne nebraskaise, déroulant sur plusieurs décennies l’histoire d’une famille misérable, Le Champ de vision affiche une structure narrative et un univers bien différents. Une poignée de personnages, touristes de passage au Mexique depuis les États-Unis, est réunie devant le spectacle d’une corrida qui va tour à tour les frapper, les indifférer et les égarer. Si la temporalité est resserrée à ce seul spectacle, au cours duquel chacun·e laisse libre cours à ses réflexions, elle va et vient à travers l’épais brouillard du passé, buttant contre les mêmes souvenirs.
Celui qui constitue le point central du groupe est un électron libre, un « professionnel de l’échec », un « soldat menant la guerre froide à l’intérieur de lui-même ». Il s’appelle Gordon Boyd et est l’ami d’enfance du respectable Walter McKee, ici présent aux côtés de sa femme, de son beau-père et de son petit-fils. Quelque chose à l’intérieur de lui, sa volonté obstinée de tout gâcher, son incapacité à accepter l’âge adulte, sa passion pour les choses incongrues, hypnotise la plupart de ceux qu’ils croisent. Ainsi le baiser qu’il a échangé il y a quelques décennies avec Lois McKee, évènement incandescent qui a poussé cette dernière dans les bras de son mari actuel, par un mélange de frayeur et de lâcheté face à ce qu’une existence en compagnie du dénommé Gordon Boyd pouvait signifier, continue de la hanter quotidiennement. Quant à Walter McKee, il a transmis le prénom de Gordon à son premier né, en hommage à cet ami la plupart du temps absent, qui lui-même l’a passé à son fils, instituant cette étrange filiation au cœur même de la famille McKee.
La mythologie personnelle qui auréole Gordon Boyd comprend de multiples épisodes : il a tenté de marcher sur l’eau, s’est essayé de manière grandiose au théâtre, est devenu un vagabond… Autant d’anecdotes que le couple ainsi que leur ami, le psychanalyste allemand Leopold Lehmann, ressassent. Seul Tom Scanlon, le père de Mme McKee, un vieillard aveugle et résolument tourné vers le passé, semble échapper à cet envoûtement. Quant à Gordon Boyd lui-même, comme ignorant à tout jamais de la fascination qu’il exerce malgré lui, il ne cesse de s’interroger sur le curieux couple formé par les McKee – « Ces os vivaient-ils ? Cela semblait à peine possible. Des fossiles. Dans ce qu’il était coutume d’appeler un excellent état de conservation. Trouvés où ? Sur les gradins entourant une arène de corrida ».
Toutes ces pensées, réminiscences et amertumes se croisent face à la scène de combat qui se déroule avec une codification précise et opaque. Chaque évocation semble charrier sa part d’obscurité, comme un écho symbolique à quelque chose d’avorté qui aurait pu se réaliser. La manière avant-gardiste dont Wright Morris s’empare de l’intériorité de ses personnages, les confrontant à un présent collectif et pourtant solitaire, tout en explorant avidement une dizaine de souvenirs rabâchés et fondateurs, est frappante (et rappelle par exemple, pour ne citer que lui, António Lobo Antunes). Finalement, la charge métaphorique de l’ensemble n’est rien de moins qu’une représentation de la vie dans toute sa complexité, ses impossibilités, ses luttes isolées – « Ici réunis à une corrida. Le nombril sablonneux du monde. En regardant ce bouton de chair, chacun tournait les yeux uniquement sur soi. En ce frais après-midi dominical, quarante mille paires d’yeux se pencheraient sur autant de corridas individuelles, voyant tout très clairement, manquant seulement celle qu’on disait avoir lieu ».

Camille Cloarec

Le Champ de vision
Wright Morris
Traduit de l’anglais par Brice Matthieussent
Bourgois, 336 pages, 22

Parade et parabole Par Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°242 , avril 2023.
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