L’imagination de Masako Togawa était parfaitement opérationnelle en 1962 lorsqu’elle écrivait Le Passe-Partout, son premier roman qui, en tordant quelque peu le cou aux codes du roman noir, atteignait à parution le prix Edogawa-Ranpo, du nom du grand romancier bizarroïde. Sans se munir de flingots, de couteaux, de rasoirs ou de nunchakus, Masako Togawa (1931-2016), chanteuse de cabaret et comédienne dans le privé, tout à fait dépourvue d’appuis dans la mafia, sans sabre ni poudres donc, ne trafiquant rien que ses sourires et sa voix, sut en secouant le quotidien de femmes provoquer quelques catastrophes humaines. Ses personnages sont tous hébergés dans une résidence exclusivement consacrée aux femmes célibataires. C’est la résidence « K », une nouveauté dans le Japon des années 1960, où chaque visiteur doit arborer un brassard après avoir indiqué son identité à l’accueil tenu par deux gardiennes. Mais celles-ci ne sont pas toujours aux aguets. L’une est vieille, l’autre fait semblant de boiter et roupille. Cela ouvre des possibilités de fraudes et donne l’occasion à un homme déguisé en femme, porteur d’une valise contenant un enfant de pénétrer dans l’immeuble… Là-dessus, il faut compter sur un accident de la route, un enlèvement d’enfant de 4 ans, un vol de violon, une désemparée frappée du syndrome de Diogène, un incendie criminel et l’enterrement d’un corps enfermé dans une valise au sous-sol pour donner une image à peu près complète du tableau.
Trente ans plus tard, le train-train serait complet si le passe-partout qui permet d’ouvrir tous les studios de la résidence ne s’égarait en des mains inappropriées. Il faut dire que les gardiennes ne sont pas très vigilantes. Et puis il y a aussi ces travaux qui doivent conduire au déplacement imminent de l’immeuble – vous avez bien lu. La résidence « K » est destinée à effectuer une translation de quelques dizaines de mètres. Autant dire que le sous-sol va être mis à nu. Et, bien sûr, il ne sera pas le seul. Là, il apparaît que l’œuvre de Togawa suit un autre but que la seule distraction de ses lecteurs menés par le bout du nez de ses énigmes policières, remarquablement élaborées du reste.
Avec cet air de-ne-pas-y-toucher, la romancière profite de son décor, la résidence conçue comme un théâtre à scènes miniatures, pour mettre en évidence un fait sociologique qui laboure la société japonaise de l’après-guerre : les solitudes dramatiques des célibataires qui, passé leur trente-cinquième anniversaire, perdent à peu près tout espoir d’être un jour épousées. Voilà, au fond, ce qui motive ou excite la romancière : la folie qui ravage les solitaires, leurs manies, les trucs qu’elles emploient pour tromper le temps qui passe, les névroses qui les frappent. Ce fichu passe-partout, c’est au fond celui qui rend possible la peinture des misères morales de ces femmes malheureuses. Il donne à ce roman formidable un intérêt autrement plus radical qu’une simple Vie, mode d’emploi à la japonaise. Contrairement au roman de Perec, Le Passe-Partout est férocement intime, méchamment troublant, et le délit d’intrusion n’est pas ce que l’on trouve de plus répréhensible chez ces dames apparemment respectables. Partant, le livre est aussi beaucoup plus excitant, et assez impitoyable pour n’offrir aux victimes mêmes de la solitude aucune issue. Leur misère sentimentale ne connaîtra aucun baume, et surtout pas celui de la tendresse, ou des enfants. Suicide, déliquescence, folie, solitude, la noirceur de la vie n’est pas tout incarnée par le crime chez Togawa… Si l’on en croit son quatrième roman de 1976 – le premier qui fut traduit en France, Le Baiser de feu (Rivages, 1990) –, Togawa accordait aux enfants un rôle à part. Incendiaire, certes, mais vivant.
Éric Dussert
Le Passe-Partout
Masako Togawa
Traduit du japonais par Sophie Refle
Denoël, 172 pages, 19 €
Domaine étranger La mort, mode d’emploi
mai 2023 | Le Matricule des Anges n°243
| par
Éric Dussert
Chanteuse de cabaret, la Japonaise Masako Togawa était aussi une charmeuse de troubles et une diseuse de solitudes.
Un livre
La mort, mode d’emploi
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°243
, mai 2023.