Il fallait s’y attendre : cette chronique suscite un abondant courrier. Impossible d’y répondre autant qu’on le voudrait, même si certains messages méritent le détour – ainsi celui de Christian T., fringant retraité de la Haute-Garonne : « La page À la pointe est tout bonnement géniale (…)1 S’il m’est toutefois permis d’exprimer un léger regret, c’est que la bienveillante lumière de vos exégèses se soit jusqu’à ce jour concentrée sur l’avant-garde littéraire de l’ultra gauche, comme si, à notre droite, ne s’agitaient aussi des plumes qui innovent, transgressent, inventent. Attention à certaine partialité, par trop coutumière des comités de rédaction progressistes (…)2 »
Soyez tranquille Christian, nous aurons à cœur de contenter tout le monde. Et nous n’ignorons pas que l’Esprit peut aussi souffler sur les arrondissements huppés : sous la Coupole du Quai de Conti par exemple, ce 10 mai 2023, par la voix d’Antoine Compagnon. On n’écoute pas assez les discours de réception à l’Académie. Pis, on s’en moque, comme s’ils n’étaient que de convention. Une oreille attentive y entendrait pourtant des questions que nulle modernité n’a encore le courage de poser, telle celle que risque le nouvel académicien à l’endroit de son défunt prédécesseur au fauteuil 35, Yves Pouliquen : « Pourquoi, comment devient-on ophtalmologue ? » On s’aviserait par ailleurs d’audaces rhétoriques inouïes, comme ce rythme qui emporte l’entame d’une harangue hantée par le fantôme de l’ophtalmo, cet être « merveilleux, charmant, aimé de tous », notamment dans la fondation qu’il présidait « avec passion, autorité et tact », et qu’il s’agit maintenant de louer « avec émotion, fierté, gratitude » : « Je revois (…) son maintien, son sourire, son regard », « J’ai admiré son savoir-faire, son humanité, sa bienveillance », « je l’ai connu, je l’ai aimé et je lui suis obligé ». Ici, quelques érudits auront peut-être reconnu le savant mouvement théorisé naguère par le formaliste russe Donaldsky, sous le nom de riri fifi loulou ; mais foin de terminologie absconse, puisque l’art de l’orateur se fait oublier pour ramener une évocation à l’essentiel : « cet homme m’a donné son amitié – lors de l’une de nos dernières conversations, dans son bureau de l’hôtel Polignac, quelques semaines avant sa disparition en février 2020, il m’a redit son vœu que je sois ici candidat ». Proclamons tout haut ce que cette délicate incise laisse dans la pénombre : Pouliquen a redit ce vœu, a crié son espérance, a hurlé son désir ! Mais même dans ses plus déraisonnables aspirations, il ne pouvait se représenter l’immortalité stylée à laquelle allait accéder son Compagnon : épée toute de verre signée Boucheron, cape sur mesure patiemment conçue par les petites mains de Balenciaga, entre ici, pour reprendre un titre du Figaro, L’académicien armé de beauté.
Est-ce tout ? Le 24 mai 2023, à peine sorti de la Coupole, c’est le même homme qui pour un an devient écrivain en résidence au Louvre, « son Louvre » qu’il s’engage à décrire, chaque semaine, d’un texte accessible sur les internets. « Ça a commencé ! », hurle dans le bureau Patrick le graphiste, qui n’a jamais foutu les pieds dans un musée, et qui s’enchante de s’épargner cette visite. Car, même si les livraisons de Compagnon sont brèves, elles savent, d’un trait final, rendre chair au public comme aux artistes : ce petit garçon absorbé par le Sphinx – « c’est sûrement sa première visite au Louvre, peut-être aussi à Paris. Il n’oubliera pas sa journée » –, ces smartphones tendus vers la Joconde – « alors que de meilleures reproductions sont disponibles sur internet, mais il s’agit de conserver un témoignage » –, ces Égyptiens qui sculptèrent il y a trente siècles des chats pareils aux nôtres – « que conclure, sinon la permanence de l’homme et de la femme ? » : c’est à cet instant précis du podcast que Patrick a perdu toute notion du temps et de l’espace.
Mais revenons sur terre. « Le Louvre est sur le chemin qui me mène au Collège de France » : lui résident, il sera fort commode d’évoluer du cœur de la capitale vers le Quartier latin, en s’autorisant quelques crochets Quai de Conti. C’est la belle saison, l’air est léger, on marche d’un bon pas. Et un, et dos, et tres.
Gilles Magniont
Illustration : Patrick Arcat
1 La simple décence nous interdit de reproduire ici les éloges de l’aimable correspondant, d’autant qu’il se montre en comparaison assez sévère avec certain.e.s de nos collègues.
2 Voir la note 1.
À la pointe Mot compte triple
juillet 2023 | Le Matricule des Anges n°245
| par
Gilles Magniont
Mot compte triple
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°245
, juillet 2023.