Et merde » : lâché par Michèle Le Dœuff dans la cuisine d’une amie (« une scène à la Virginia Woolf »), et relaté par Léa Védie dans sa postface à la réédition du Sexe du savoir (Aubier, 1998), le mot marque un moment inaugural. Celui qui voit la philosophe, résumant vertement L’Étude et le Rouet, son chef-d’œuvre paru en 1989 dans l’indifférence de la phallocratie savante, signer le geste de « tout envoyer promener ». « Tout » ? Pas moins que la tradition, Sorbonne et anti-Sorbonne réunies, qui dans sa version strass des années 1980 réchauffe la vieille soupe misogyne concoctée il y a 2500 ans par Platon. Le brouet sexiste, sous des formes diverses et pourquoi pas en apparence adverses, que servent et resservent à l’envie tous les grands noms masculins de la bibliothèque philosophique et scientifique, ce jusqu’à nous.
C’est déjà l’intérêt de premier abord du livre que de compiler les couillonnades que les Grecs, Rousseau, Kant, Hegel, Nietzsche, mais aussi à leur suite les Deleuze, Derrida, Lacan (« La femme n’est pas », « Il n’y a pas la femme »), Bettelheim, John Rawls et Cie, débitent sans jamais débander sur « les femmes », « la femme », « le féminin », plus récemment « le féminisme ». Tout près de nous, Derrida dans Éperons (1978) : « Le féminisme, c’est l’opération par laquelle la femme veut ressembler à l’homme, au philosophe dogmatique, revendiquant la vérité, la science, l’objectivité, c’est-à-dire, avec toute l’illusion virile, l’effet de castration qui s’y rattache. Le féminisme, c’est la castration – aussi de la femme ». Ou Deleuze qui, pour seul et condescendant commentaire après avoir lu L’Étude et le Rouet, confie à son auteure son désir, à lui le maestro, qu’elle parle un jour de « la figure de la fiancée chez Kierkegaard ». Réplique de la très peu intéressée : « J’avoue ne pas trouver urgent de commenter ce personnage, une jeune fille courtisée par un Pygmalion qui, en l’abandonnant, achève subtilement de lui faire venir l’esprit ». On pourrait en rire, si l’intention académique n’était pas toujours, outre le ressassement ad nauseam des vieilles antiennes, d’empêcher les femmes de se prendre elles-mêmes comme objet d’étude, et comme elles le veulent.
Très composée dans les subdivisions aux beaux titres de ses trois longs chapitres, la somme dense que constitue Le Sexe du savoir ne se réduit pas à cette déjà salutaire dénonciation. Le livre, fondateur pour le French feminism ainsi nommé par les féministes américaines, attend encore en grande partie sa réception en France. Sa thèse explique d’ailleurs ironiquement ce retard. C’est tout le procès du savoir, de l’école et de l’étude, qu’instruit Le Dœuff en 300 pages serrées, savoir auquel son caractère sexué donne son trait le plus saillant. On y croise nombre de femmes que Molière s’est acharné à ridiculiser en les nommant « savantes ». Femmes « oubliées, effacées ». Parmi elles, des militantes comme les Algériennes en lutte contre le Code de la famille, ou les filles qui au Québec ou en France choisissent de porter le voile, et que déjà en 1998 une laïcité de combat persécutait. Mais aussi des philosophes invisibilisées comme le furent Anna Maria van Schurman dans la première moitié du XVIIe siècle, et Gabrielle Suchon et son Traité de la morale et de la politique (1693) que manifestement Rousseau avait lu, pillé, mais qu’il avait « perverti ».
Le livre pourrait finir là si Michèle Le Dœuff n’utilisait ses lectures, Suchon surtout à qui elle rend justice, comme leviers pour une critique décapante de l’essence même du pouvoir. La question n’est pas d’un « partage égal du pouvoir politique entre les sexes », une « préoccupation politique actuelle » qui, bien que non réalisée, fait de nos jours consensus idéalement mou pour beaucoup. « Mais la critique simple à leur adresser, c’est qu’ils laissent la notion de « pouvoir » intacte ». Gabrielle Suchon, quant à elle, « dénoue la notion de pouvoir », invente une inédite et révolutionnaire « puissance de proposition quant à la vie commune ». Le Sexe du savoir démarre alors pour de bon comme restant à lire, dans sa profusion érudite tout autant que dans sa charge d’utopie (spécialiste de Bacon, Le Dœuff a établi l’édition française de La Nouvelle Atlantide). Explosive, une mine.
Jérôme Delclos
Le Sexe du savoir
Michèle Le Dœuff
ENS Éditions, 306 pages, 15 €
Essais Et merde à la Cie Platoon !
juillet 2023 | Le Matricule des Anges n°245
| par
Jérôme Delclos
Décapante, la lecture féministe de la tradition savante par Michèle Le Dœuff, pour penser moins mâle. Nouvelle édition.
Un livre
Et merde à la Cie Platoon !
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°245
, juillet 2023.