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Intemporels Dieu, les loups et la salamandre

septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246 | par Didier Garcia

Roman de formation, L’Homme qui savait la langue des serpents de l’Estonien Andrus Kivirähk sonne aussi le glas d’un monde.

D’un côté : une forêt, avec ses légendes, sa salamandre géante endormie pour l’éternité, des êtres humains parlant la langue des serpents (qui leur permet de calmer les loups comme de forcer « un élan ou un chevreuil à s’approcher et à se laisser égorger »), des anthropopithèques vivant nus à la cime des arbres, se nourrissant de viande quasiment crue et utilisant des outils façonnés dans la pierre, le sage des vents, capable de les attraper tous et de les retenir chez lui à l’aide de cordes… De l’autre : un village, qui ressemble à ce que devaient être les nôtres au Moyen Âge, où l’on mange du pain, non pour ses qualités gustatives mais parce qu’il est le corps du Christ, fils de ce dieu en qui tous les villageois croient désormais… Le monde d’hier donc, face à celui d’aujourd’hui, ou plutôt de demain, séparés par quelques centaines de mètres.
Quand nous faisons la connaissance de Leemet, le protagoniste (que nous allons accompagner de son enfance jusqu’à l’âge adulte), il se trouve encore du côté des anciens, vivant dans une cabane au cœur de la forêt, s’y déplaçant à dos de loup, et connaissant la langue des serpents, qu’il sera bientôt le dernier à connaître. De la première à la dernière page nous le verrons hésiter entre le passé et le présent, abandonnant tour à tour l’un pour l’autre. S’il penche un jour pour le passé, c’est parce qu’y vivent encore sa mère et sa sœur, qui s’est mise en ménage avec un bel ours brun. Et quand il se tourne vers le présent, c’est parce qu’il comprend qu’il n’a plus rien à faire dans cette forêt que tous ses habitants ont désertée peu à peu, à l’instar de son ami Pärtel, pour s’installer dans le village, où tous ont troqué leurs peaux de bêtes pour des vêtements en tissu. Mais quand il se décide à abandonner son ancien mode de vie, son adhésion au monde nouveau n’est jamais totale : « Je me représentais ma sœur en train de cheminer comme cela, un râteau sur l’épaule, et cela me répugnait encore plus que de me la figurer en train d’embrasser un ours ». Et lorsqu’il doit enfin goûter à ce fameux pain auquel les villageois semblent vouer un véritable culte, il craint de s’être empoisonné. Quant à ceux qui ont le sentiment d’être du bon côté et de « tendre vers la lumière, vers un monde nouveau, vers un monde meilleur », ils ne lui facilitent pas la tâche, ne se privant pas pour lui reprocher son obscurantisme ni pour l’accuser de « cécité spirituelle » ou de « fidélité obtuse au passé ».
Impossible de présenter toutes les péripéties qui gonflent l’intrigue de ce roman (publié en 2007), qui en font la saveur et qui ne laissent aucun répit au lecteur. Toujours est-il qu›Andrus Kivirähk (né en 1970) évite le principal écueil qui menaçait son entreprise : une vision partisane qui aurait fait la glorification du passé tout en condamnant l’avenir (ou l’inverse). Ici, l’auteur ne juge pas, et s’abstient même de choisir un camp, chaque univers ayant ses bons et ses mauvais côtés dans ce récit du « désenchantement du monde », n’en déplaise à l’oncle de Leemet, qui cherche à mettre en garde le jeune homme : « Le village, ça rend fou, parce que c’est vrai qu’ils ont toutes sortes d’instruments bizarres. Mais il faut que tu comprennes que s’ils ont inventé tout ça, c’est uniquement parce qu’ils ne connaissent plus la langue des serpents. »
Le protagoniste aura beau tout tenter (avec une bonne volonté qui suscite l’empathie du lecteur), il ne pourra pas s’opposer à ce qui s’est mis en marche bien avant sa naissance (un homme est impuissant à infléchir le cours de l’Histoire). Même si dans les premières pages nous avons encore l’impression que « le vieux monde n’est (…) pas tout à fait mort », par la suite nous assistons bel et bien à « l’agonie du bon vieux mode de vie sylvestre » (il y a peu de suspense quant à l’issue de cette querelle entre les Anciens et les Modernes transposée à l’échelle d’un pays).
Souvent loufoque, drôle par ses excès, ses épisodes absurdes et ses anachronismes, L’Homme qui savait la langue des serpents est un roman plus tragique qu’il n’y paraît de prime abord, car ce qu’il met en scène, au-delà de l’évolution irréversible de cette vieille Estonie, c’est la solitude de Leemet, malgré tous ses efforts pour vivre en couple et créer un monde susceptible de faire la synthèse de l’ancien et du nouveau. Une solitude face au deuil qui commence (« Il y a tant de choses que nul ne saura jamais plus ») et contre laquelle la langue des serpents, pourtant capable de le protéger d’à peu près tout, ne possédait pas de mots.

Didier Garcia

L’Homme qui savait la langue des serpents
Andrus Kivirähk
Traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier

Le Tripode, 480 p., 13,80

Dieu, les loups et la salamandre Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°246 , septembre 2023.
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