Même un amateur inconditionnel de Jean-Sébastien Bach doit reconnaître que la musique de Patti Smith a de la gueule, pour parler familièrement. Horses, Estear, Peace and Noise résonnent à nos oreilles secouées, émues. Poésie beat et rock sauvage s’entrechoquent au point que la musicienne new-yorkaise, également écrivaine, artiste-peintre et photographe, soit une icône du mouvement punk. Son engagement politique en faveur des libertés, pour les Pussy Riot, pour Edward Snowden, contre la guerre en Irak, puis le réchauffement climatique d’origine anthropique, en fait une figure étincelante.
C’est à une sorte d’autoportrait mental, un bilan autobiographique, qu’elle se livre à l’occasion de son Livre de jours, confectionné pendant la pandémie et publié en 2022 aux États-Unis. L’exercice est celui d’une nostalgie créatrice. Les amis disparus, les tombes, tout témoigne d’une dimension élégiaque ; ainsi ce « drapeau de la Marine de mon frère, plié et noué par lui. En sa mémoire il restera toujours ainsi ». Le bel objet ressortit également du « collage fragmenté de notre époque », entre fragment de la Déclaration d’indépendance des États-Unis et compositions en révérence à des artistes comme Frank Zappa ou Jean Genet. Des autoportraits en noir et blanc, une tasse de thé sur les anges en couleur de Giotto, une icône de Saint-François dans la cuisine, des cafés à Paris et Zurich, tout un univers aux larges amplitudes culturelles et géographiques fait face au temps, ainsi conjuré. Parfois, d’étranges compositions confinent au mystère de l’abstraction, comme ce « Manteau noir avec sommet », étrange mausolée funéraire et mystique. « Objets-fétiches », disques, livres sont mis en scène, avec leurs couvertures rouge passé, leurs pages aimées : Marcel Proust, Jim Morrison, témoignant de l’éclectisme et de la curiosité de notre mémorialiste. Quant aux mains vieillies, elles reposent sur un manuscrit, ou se lèvent pour le public lors d’un concert. En ce sens, ce volume est paisiblement narcissique, autant qu’un don à autrui.
La photographie fut longtemps la compagne de Patti Smith. En atteste son récit allégorique La Mer de corail (Tristram, rééd. 2023), illustré par celui qui fut l’un de ses chers amants : Robert Mapplethorpe. Ce sont ici, pour chacun des 365 jours de l’année, des Polaroïds, puis au smartphone, des photographies publiées sur Instagram, sur les conseils de sa fille Jesse. Même si l’on y croise des images d’autrui, des portraits iconiques, de Martin Luther King, ou de Greta Thunberg, en cela redevable de l’esprit du temps, peut-être plus discutable. Au-delà de l’indéniable intérêt de la démarche et de la réalisation, composant un portrait kaléidoscopique de notre héroïne, le lecteur ne peut-il pas s’en inspirer pour créer son propre « livre de jours »…
Sa passion pour Arthur Rimbaud est telle qu’elle acheta en 2017 la maison qui avait remplacé celle de la mère du poète à Roche, près de Charleville-Mézières, où il écrivit Une saison en enfer. L’on ne s’étonnera pas qu’elle publie aujourd’hui une édition de ce dernier recueil, qu’elle qualifie de « drogue de ses jeunes années », illustrée de maints documents, dessins et photographies. Si l’hommage reste celui de la modestie, celui d’« une distillation basée sur mes lectures et mon intuition », il n’en reste pas moins que Patti Smith n’honore pas seulement notre discothèque, mais notre bibliothèque, au moyen de sa « Babel », pour reprendre le titre d’un recueil (Bourgois, 1981), dans lequel « le son est le ver curatif injecté dans le bas-ventre de la langue d’amour ».
Thierry Guinhut
Un livre de jours, de Patti Smith,
Gallimard, 400 pages, 26,50 €
Une saison en enfer, d’Arthur Rimbaud, Patti Smith, Gallimard, 176 pages, 45 €
Domaine étranger Jours légendés d’une égérie
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Thierry Guinhut
Les carnets poétiques et photographiques de Patti Smith.
Un livre
Jours légendés d’une égérie
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.