Lorsqu’Alice annonce à Aurélien qu’elle le trompe, ce dernier est comme pris de folie : voulant rattraper sa femme, il abandonne ses enfants Elsa et Loup dans un tunnel routier, avant de blesser involontairement l’un des policiers venus à leur secours. Neuf mois de prison plus tard, il n’a toujours donné aucune nouvelle à sa famille…
La Justice des hommes tourne autour de cet acte originel pour faire le portrait d’un homme condamné par un instant de déraison à une culpabilité irrémédiable, qui va jusqu’à lui faire perdre le sens de sa propre vie. Aurélien, désormais frappé par une déchéance d’autorité parentale, a sombré lors de cette nuit où il a enfreint ses devoirs de père, dans ce qui est une zone au-delà de la douleur, une mise entre parenthèses de lui-même qui le conduit à renier sa propre existence, en voulant « vivre ma nouvelle vie comme si j’étais un autre, c’est-à-dire comme si j’étais encore quelqu’un ». Grâce aux souvenirs, La Justice des hommes décrit aussi le lent délitement du couple, les occasions manquées, la fissuration de la confiance ou de la complicité. Et surtout la contradiction fréquente des mots et des sentiments, l’impossibilité à dire : « qu’est-ce qui fait que lorsqu’on déborde d’amour c’est souvent de la haine qu’on exprime ? Qu’est-ce qui fait que lorsqu’on est submergé d’affects c’est parfois seulement de l’indifférence qu’on s’autorise à montrer ? »
S’amorce alors pour Aurélien un douloureux chemin de croix. Vers ses enfants, vers son foyer, vers la vie, peut-être envisageable. Mais « qu’est-ce que la vie lorsqu’on n’est plus rien, lorsqu’on n’est plus personne ? La vie. Le vide. Pourquoi ces deux mots, comme douceur et douleur, ne sont-ils séparés que par une seule lettre ? » Louer un appartement, retrouver du travail, et puis, surtout, retrouver ses enfants. Essayer de vivre. Mais ce nouveau roman de Santiago Amigorena n’est pas, s’il le laisse parfois paraître, celui d’un parcours de rédemption vers l’être aimé. C’est au contraire, parfois, un mélancolique éloge de la rupture comme éclaircissement intime : « Alice et Aurélien s’éloignaient comme deux astres sombres sur leur pesant chemin vers une nuit solitaire. Ils se séparaient, encore une fois, de la plus déchirante et radicale des manières. Et de la manière la plus stupide aussi (…) à quoi tient cette aporie ? Peut-être simplement à ceci : la solitude est obscure mais elle éclaire ».
La rupture éclaire, comme la justice. Si le dialogue est difficile avec Alice, puisque « les mots sont devenus une montagne », leurs avocats prendront à leur tour la parole quand la rupture se judiciarise. C’est là sans doute le cœur du roman. Cette rencontre entre l’immense complexité des sentiments amoureux et la justice des hommes forcément inapte à en traduire et à en respecter la fragilité, garantit une forme d’écart narrativement productif. Car, comme le ressent Aurélien, « il y a en nous un lieu où aucune justice ne peut séparer ce qui est juste de ce qui est injuste ». Si Aurélien ressent en lui la présence de ce « lieu » où l’erreur devient absolution, c’est que cette justice, Santiago Amigorena l’a voulue sans doute kafkaïenne : immanente et absurde, inadaptée à juger les affaires humaines, en particulier celles du cœur. Il n’est sûrement pas un hasard que le nom de l’avocat d’Aurélien, Titorelli, soit le même que celui d’un certain Joseph K, héros du Procès.
On pourra trouver peut-être un peu superlatif La Justice des hommes, et cette descente d’Aurélien dans les Enfers de sa culpabilité face à une justice familiale sourde et finalement injuste. Mais le roman est surtout une méditation sur la perte de soi, la culpabilité, le pardon et la perte, dont Ibsen disait qu’« on ne possède éternellement que ce qu’on a perdu ».
Étienne Leterrier-Grimal
La Justice des hommes, de Santiago
Amigorena
P.O.L, 320 pages, 21 €
Domaine français Perte éternelle de l’être cher
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Etienne Leterrier-Grimal
Santiago Amigorena confronte désastre amoureux et institution judiciaire dans une méditation d’où sourd aussi l’idée de l’écriture comme pardon.
Un livre
Perte éternelle de l’être cher
Par
Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.