Si la figure du fou narrateur et personnage est un des modes d’apparition de Savitzkaya dans ses textes – comme dans Fou civil, Fou trop poli ou encore Fraudeur –, elle est surtout – comme celle de l’enfant – une façon de donner corps au parti pris de l’altérité, une manière de faire du principe de déraison une donnée première de la création. Disponible à ce qui s’offre, le fou de Paris a la bougeotte, et le livre éponyme se construit de lui-même au fil des déplacements de ce « fou », que ce soit sur la Seine, le bord du canal de l’Ourcq ou dans les rues de la capitale. Au rythme surtout de ce que son regard nous donne à voir, un regard qui nous montre la ville telle qu’elle ne nous apparaît jamais d’ordinaire, et qui est tributaire d’une façon d’être qui, inventant de nouveaux modes de sentir et de signifier, fait sortir le réel de sa gangue.
Composé d’une cinquantaine de tableaux, le livre est porté par un flux, une houle, un engendrement modulé de visions, de transmutations, de figures qui perdent et reprennent forme. On est transporté dans un Paris confiné vivant au rythme des lois du grand marché et où règne une sorte de folie contagieuse. Assemblage en mouvement de pensées, d’impressions, de visions quasi chamaniques, le livre vibre d’une sorte de palpitation physique ininterrompue, progressant par vagues, ne cessant de bousculer les représentations, de les emporter dans le souffle d’une écriture fiévreuse et d’une sensibilité suractive.
« Un pied sur les pavés en grès de Fontainebleau, un autre pied en un pays où tout est permis », le « fou » recueille les sécrétions phénoménales des apparences, saisit et fixe ce qui de l’autre versant du réel toujours se dérobe. « Le temps s’est distendu avec allégresse et des voix ancestrales se mélangent à la fraîcheur des fruits et des légumes. » Il nous donne à entendre le chant des bêtes en route vers l’abattoir, les miaulements des extatiques jansénistes, « jeunes folles aux poitrines dénudées », gémissant, implorant, appelant l’amour mystique. Un livre où les identités fluctuent, sont provisoires, où le « fou » est glaneur de « bagatelles prestigieuses », domestique d’un « voyageur voyageant sans bagage » où encore avatar d’Hégésippe Moreau, un poète mort jeune (1810-1838) qui « inscrivait ses poèmes dans l’air, le foulard de sa belle aimée au doux cou blanc lui servant d’écritoire ». Parfois il prend les traits du « fou aux dictionnaires » qui ne peut que constater, patinant entre les mots, combien il est « périlleux de marcher de masque à massage, impossible sans passer par massacre ». Ce vierge territoire verbal, il va cependant l’investir. « Vous devrez vous masquer pour sortir en plein air, puis vous serez tous et toutes massacrés, puis on vous massera le visage, le front, le nez (…). Vous serez massés à l’extérieur puis à l’intérieur. À l’intérieur, de longs doigts vous masseront les méninges, la langue et le palais… » À la fois maître et initiateur du désordre, le « fou » pose la question de savoir « que devenir dans cette humanité masquée ? »
Ne pouvant se résoudre à entériner l’ordre du monde tel qu’on veut nous l’imposer, se sentant « incarcéré à vie dans ce monde étriqué », et refusant de partager cette humanité devenue folle, c’est-à-dire essentiellement déraisonnable, il veut s’en désolidariser et rêve d’un nomadisme ontologique, d’un devenir animal. Il se voit bien « un pied en tant qu’homme et l’autre en tant que bièvre. » – bièvre étant l’ancien nom du castor. Et il se disait bièvre, « tendant de toutes ses forces vers cette métamorphose afin d’échapper pour toujours au fameux statut d’être humain ». Lui qui, « dans le pays des sourds », avait voulu chanter, n’aspire plus qu’à s’endormir « au bruit des roseaux de (sa) rivière. »
Un roman qui mêle le fil blanc des couseuses de masques au fil noir de l’écriture et au « fil d’araignée » dont seront faits les vêtements dans l’avenir. Un livre qui conjure sans cesse la tentation du définitif, du fixe et de l’ordonné, perçus par Savitzkaya comme source de réification. Qui est une ode aux joies de la métamorphose, à la liberté absolue, et à tout ce qui disqualifie les comportements ou les décisions réputées sages. Qui incite à vivre dans le multiple mouvant, à jouir d’une autre façon de vivre le réel, autrement dit invite à se réinventer sans cesse, à fermer les yeux et à partir. « On aurait dit que Paris se lissait les plumes ou les poils, ses plumes d’élégante corneille, ses poils de beau bièvre. »
Richard Blin
Fou de Paris
Eugène Savitzkaya
Éditions de Minuit, 144 pages, 17 €
Domaine français Un fou pas si fou
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Richard Blin
Avec sa façon, unique, de s’engouffrer au cœur du désordre rythmique et charnel des choses, Eugène Savitzkaya nous conte l’errance poético-fantasmatique de son fou de Paris.
Un livre
Un fou pas si fou
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.