En 1741, le Wager, navire de guerre anglais, et ses 250 officiers et hommes d’équipage font naufrage après avoir passé le Cap Horn. C’est un échec cuisant pour le commandant de bord Anson mais surtout pour sa Majesté le Roi Georges II, instigateur de cette mission ultra-secrète visant à piller les galions de l’Empire espagnol en Amérique du Sud et dont les cargaisons sont remplies « du plus grand des trésors ». C’est donc sur fond de guerre coloniale, de course maritime mais aussi de fantasmagories propres aux récits d’aventures que se déploie l’enquête de David Grann, reporter multiprimé du New Yorker et auteur de narrative nonfiction dont l’une d’entre elles – La Note américaine, adaptée au cinéma par Martin Scorsese (sortie le 18 octobre) – revient sur les fondements génocidaires d’une nation occidentale en s’intéressant aux meurtres des Indiens osage perpétrés par les États-Unis en 1920.
C’est d’ailleurs à l’issue de cette enquête que Grann se jette dans cet autre travail d’investigation époustouflant, Les Naufragés du Wager, alors que rien ne semblait l’appeler vers le XVIIIe siècle. Avaries, exactions, mutineries, meurtres, trahisons, cannibalisme : nous sommes embarqués à bord du navire puis débarqués en plein cœur de l’hiver patagonien sur une île déserte où une poignée d’hommes doivent survivre dans des conditions hostiles. Les ressources vitales manquent et certains survivants considèrent que la situation qu’ils endurent les exonère de respecter les hiérarchies et les lois qui prévalaient avant le naufrage. Et il semble bien que livrés à eux-mêmes, les hommes dit civilisés tiennent davantage de la brute que du doux agnelet mythifié par Rousseau, « ceux-là même qui étaient censés être les apôtres des Lumières, s’étaient laissé aller à un avilissement proprement hobbesien » !
Très vite deux camps s’opposent, menés par le capitaine Cheap, dévoué à la Royal Navy et par le canonnier Bulkeley, chef d’une faction de rétifs à l’origine d’une mutinerie qui lui permettra de s’enfuir de l’île maudite. Côté Royaume-Uni, on se résout à accepter la disparition de la prestigieuse flottille et avec elle son projet de pillage. Pourtant – et c’est le véritable tournant du livre – quelques années plus tard, Bulkeley débarque en Angleterre. Afin d’échapper à la cour martiale pour insubordination, le canonnier rend public son journal lequel consignait « chacun des petits évènements qui attestaient que le capitaine (Cheap), n’était plus apte à commander. À présent, il lui fallait créer un paradigme inattaquable, un récit de mer intemporel, capable de résister à l’examen de la puissance publique et à la guerre d’usure d’une bataille judiciaire ». Que ne ferait-on pas pour échapper à la pendaison ! Mais à y regarder de plus près, le journal de bord du canonnier est-il si fallacieux que cela ? Alors que la publication du journal soulève un enthousiasme délirant, l’époque se passionne pour les récits héroïco-épiques qu’un certain Herman Melville ne manquera pas de dévorer, presque deux ans plus tard, trois Lazares faméliques arrivent dans le port de Douvres. Le capitaine David Cheap accompagné de son lieutenant des marines et du jeune John Byron, grand-père du futur poète.
Dès lors, on passe d’un récit de guerre maritime à la guerre des récits : non seulement deux témoignages se contredisent mais deux mondes s’opposent. L’un est l’histoire d’une désobéissance légitime, l’autre celle d’une allégeance indéfectible et il est probable que la vérité se situe au carrefour de ses deux expériences même si ce n’est pas la question de Grann. Car ce que montre l’auteur c’est que le projet colonial (mais n’est-ce pas le cas de tout impérialisme ?) repose autant sur le fait d’imposer son modèle culturel à l’autre que sa propre version de l’Histoire. La vérité dite historique est une réécriture des faits qui privilégient systématiquement celle des plus puissants. Et concomitamment, cette version validée de l’Histoire nous construit et nous façonne en retour.
Admirable est ce texte de David Grann qui par les charmes du roman d’aventures nous plonge au cœur d’un livre politique dont les résonances contemporaines sont nombreuses que l’on songe aux fake news d’un Trump ou d’un Poutine. « De la même manière que les gens façonnent leurs histoires pour servir au mieux leurs intérêts, en révisant, en effaçant, en brodant, les nations en font autant ». Et chacun de reprendre le fil de son existence comme si rien de grave ou de sordide n’avait eu lieu. Jamais.
Christine Plantec
Les Naufragés du Wager
David Grann
Ttraduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj
Éditions du Sous-sol, 448 pages, 22,90 €
Domaine étranger Anatomie d’un naufrage
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Christine Plantec
Une enquête décoiffante par l’un des maîtres de la littérature du réel, doublée d’une réflexion sur la nécessité, le sens et le danger des récits.
Un livre
Anatomie d’un naufrage
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.