Essentiellement connu pour sa création cinématographique, tout à la fois expérimentale et théorique, Raoul Ruiz loin d’être seulement un cinéaste, fut aussi un lecteur de poésie et lui-même écrivain. Né au Chili en 1941, il étudie d’abord le théâtre et le cinéma en Argentine avant de réaliser en 1968 son premier film intitulé Trois tristes tigres primé au festival de Locarno. Exilé en France après le coup d’État du 11 septembre 1973 qui instaura la dictature du Général Pinochet, il se révèle bientôt comme une figure majeure du cinéma d’avant-garde européen. De cet artiste toujours en recherche, Rusticatio civitati piratarum nous propose ainsi de découvrir un ensemble de fragments, jusqu’à présent inédit, écrit dans les années 1970. Comme l’indique le préfacier Bruno Cunao, Rusticatio civitati piratarum constitue une matrice d’écriture révélant bel et bien sa « fonction de réservoir à images », donnant à voir tout un réseau de motifs, préfigurant notamment deux de ses films, Les Trois couronnes du matelot et La Ville des pirates, réalisés en 1983.
Ce qu’il en ressort d’étonnamment singulier, ce sont ces instants recomposés d’un temps perdu, mais non tout à fait oublié dont quelques éclats demeurent à la fois sombres et lumineux, indéchiffrables et secrets. Qu’évoquent ces bribes énoncées à la manière d’énigmes, sinon la perte de ce qui irrévocablement enfoui dans les méandres de la mémoire, tend à une expression métaphorique, de la destinée humaine ? L’errance, le voyage, l’exil, la migration, sont ici des thèmes omniprésents relayés sans cesse par des éléments dont le symbolisme n’est pas sans lien avec l’univers du conte. Cette geste d’une perpétuelle transfiguration, se déploie au cœur d’un espace labyrinthique, telle une quête sans fin. Villes, rues, carrefours tiennent lieu de décor à cet espace mental, exorcisant la tension par laquelle les forces de la vie et de la mort s’éprouvent. Dès lors, la poursuite d’une vérité plus insaisissable encore dont il faudrait sauver peut-être comme « le dernier battement de l’enfance » s’engage ici.
D’autres éléments évocateurs qui attestent d’une réversibilité du visible, tels les miroirs, les ciels, mers et eaux, mais aussi le feu, traduisent l’accomplissement non sans danger ni risque d’une matière à l’œuvre, entre rêve et vision. Ainsi, « Une autre nuit / recule jusqu’au pays des ombres / là où le feu de la terre / cherche son cratère ». Ou encore, plus éloquent que jamais : « Ici est le règne des morts / ici leur territoire / et nous leur simulacre ».
Emmanuelle Rodrigues
Rusticatio civitati piratorum
Raoul Ruiz
Traduit de l’espagnol (Chili) par Irène Gayraud
Éditions Unes, 104 p., 19 €
Poésie Une quête d’images
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Emmanuelle Rodrigues
Jusqu’alors inédits en français, les textes poétiques de Raoul Ruiz déploient une recherche très aboutie.
Un livre
Une quête d’images
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.