Elle dit que la liste des responsables est longue, floue, elle, est en bout de chaîne, avant il y a l’Europe, les lois, l’État, les gens. Elle dit encore que son métier « c’est de surveiller le trafic maritime et de coordonner les secours quand c’est nécessaire ». Son métier de militaire, c’est de n’avoir ni convictions, ni opinions, ni états d’âme. De son sémaphore du Cap Gris-Nez, là où la Manche se confond avec la mer du Nord, elle scrute le ballet lent, hypnotique, des cargos et des tankers. Elle capte les S.O.S, les appels de détresse de migrants qui veulent rallier l’Angleterre sur leurs canots. Cette nuit-là, le 24 novembre 2021, une quarantaine d’embarcations ont pris la mer, la routine presque. Un a coulé, à son bord, vingt-sept personnes dont une gamine, toutes noyées. Un autre genre de routine. Pourtant, quatorze fois en deux heures, un jeune type en péril l’a contactée par téléphone « please please ». Elle, l’officier marinier, l’a en quelque sorte envoyé baladé, qu’il s’adresse aux Anglais puisque leur rafiot touche leurs eaux territoriales. Qu’ils se débrouillent, quoi ! ce n’est pas elle qui lui a demandé de partir, lui et tous ceux qui « se sont mis dans la tête que ça serait mieux ailleurs », qui « se sont mis à avoir envie de supermarchés et d’allocations familiales… » Les pauvres imbéciles, et maintenant, il faut les arracher aux flots noirs. Dingue.
Enregistrements à l’appui, on l’entend dire aussi : « Tu n’entends pas, tu ne seras pas sauvé. » L’affaire a fait grand bruit. La justice est à l’œuvre. À partir de ces faits bien réels et de cette réplique implacable de l’opératrice en poste, Vincent Delecroix crée une voix, imagine une femme, sa vie, ses rêves, ses désirs, ses rages, ses haines, ses contradictions. Autant d’interrogations qui font un miroir où chacun pourrait lire ses propres incertitudes. Un personnage qui pourrait être tout le monde, presque une figure universelle de la médiocrité, de la lâcheté, de l’égoïsme. Avec ce monologue puissant, grinçant, parfois à la limite de l’insupportable, mix de confession et d’interrogatoire, Vincent Delecroix a choisi la fiction pour mieux sonder la banalité du mal, et il fait mouche. Sa narratrice, intelligente et perfide, froide et parfois vulgaire, provocatrice et cynique, récuse l’accusation de monstre qui est sur toutes les lèvres. « Monstre ordinaire enfanté par une vie ordinaire », elle fait du déni une arme qu’elle retourne contre tous. Elle apostrophe avec hargne, contre-attaque : « Le type qui dort dans un carton au pied de ton immeuble, connard, tu ne le vois pas non plus ? Pourtant il rame pareil sur le bitume et coule pareil. » Coupable ? Moi ? Quelle blague… semble-t-elle hurler.
L’écriture de Vincent Delecroix, rapide, percutante, donne à la déshumanisation en marche dans notre société une consistance bien réelle. Ce presque huis clos claque comme un mauvais vent, qu’il soit du Nord ou d’ailleurs. Il bouscule, bouleverse, prouve que la littérature est bien à sa place quand elle nous raconte la vie, ses failles, ses lacunes. Ses drames. Nos naufrages.
Martine Laval
Naufrage, de Vincent Delecroix
Gallimard, 136 pages, 17,50 €
Domaine français Coupable, moi ?
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Martine Laval
Une embarcation de migrants coule entre l’Angleterre et la France. Vincent Delecroix imagine une voix, une vie, à l’opératrice chargée d’assurer leur survie. Déflagration.
Un livre
Coupable, moi ?
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.