À qui s’étrangle quotidiennement du monde comme il va et de la façon dont on nous le raconte. À qui « l’indiscutable bon sens » donne parfois envie de hurler. À qui désespère d’un humanisme à géométrie variable… À tous ceux-là, l’essai de François Langrognet fera l’effet d’un grand bol d’air. Cette Microhistoire des migrations, parce qu’elle aborde la « question migratoire » par le bas, en se mettant à hauteur d’individus qu’elle replace comme sujets agissants d’une histoire construite et non subie, sera une lecture à la fois vivifiante et salutaire. Et d’autant plus passionnante qu’elle n’occulte ni les difficultés ni les limites méthodologiques du travail de l’historien, qu’elle récuse toute prétention à un récit définitif et global, et qu’elle éclaire d’une lumière sensible et sensée, en regardant le passé par « le trou de la serrure », les problématiques contemporaines, de plus en plus rances et caricaturales, qui fleurissent autour de la figure de l’immigré ou du migrant.
Le sujet d’étude est volontairement étroit : une cité ouvrière située aux numéros 96-102 de l’avenue de Paris (aujourd’hui avenue du Président-Wilson) à la Plaine-Saint-Denis, sur une échelle de cinquante ans, de 1882 à 1932. Mais il n’a rien d’arbitraire : dans ces immeubles souvent insalubres, ces baraquements de bric et de broc et ces cours intérieures où cavalaient gosses et lapins, vécut alors une population très cosmopolite et changeante (Bretons, Alsaciens, Italiens, Espagnols, Polonais, Maghrébins, Indochinois…), attirée par les opportunités économiques qu’offrait cette banlieue parisienne. Zone d’élection pour de multiples activités industrielles (verrerie, chimie, métallurgie…), la Plaine n’était plus cette « marge géographique mal définie » qu’elle avait longtemps été : ses campagnes verdoyantes avaient laissé place peu à peu à une forêt de cheminées d’usine crachant d’âcres parfums dont il fallait bien s’accommoder. L’approche historique est donc ici avant tout spatiale, concentrée d’abord autour d’une « communauté topographique », avant que strictement ethnique. Et c’est « au ras du sol », sur les traces des individus qui la constituaient, de l’usine au café, de l’église au syndicat, que Fabrice Langrognet donne à voir, dans ses dimensions multiples, la vie de Luigi, Joachim, Florentine, Victor, Mabrouk, Nam…
À partir d’une masse colossale de documents jusque-là peu exploités (archives judiciaires, policières et fiscales, registres d’état civil, de mariage, de baptême, dossiers de naturalisation, coupures de presse) et de très nombreux entretiens menés avec les descendants des habitants, c’est toute une structure sociale qui reprend vie, et le tissu complexe des interactions, solidarités, stratégies, déplacements et réseaux mobilisés dans ces parcours. Un tissu où, si l’origine ethnique compte, elle n’est qu’un facteur parmi d’autres (classe, culture, religion, genre, âge…) de la construction et de la recomposition fluctuante de l’identité – par soi et par les autres. D’ailleurs, plus que d’identité, Langrognet parle plus justement d’« identification », soit d’un processus dynamique et combinatoire qui « redessine (…) sans cesse (…) la carte des groupes et des appartenances », et non d’un état prédéfini et « illusoirement rigide ». De là les définitions mouvantes de l’altérité selon le contexte (crise économique, guerre, nouvelles vagues migratoires provoquant le « blanchiment » des précédentes), les contours très plastiques du « nous » et du « eux », l’absence de toute linéarité. Et surtout, en les confrontant et les articulant aux « passions humaines », la déconstruction des « grandes catégories manipulées à hauteur d’État », qui contribuent à « produire ce qu’apparemment elles décrivent ou désignent » (Pierre Bourdieu).
Des pages passionnantes sont consacrées au travail des enfants, à la conscription, à la naturalisation, au rôle des États d’origine… et à celui du pays d’accueil, entre soutien à l’industrie, paternalisme de façade et durcissement croissant du contrôle administratif. Résolument post-structuraliste (ni la structure contre l’individu, ni l’individu contre la structure), ce récit patient et minutieux rappelle en un sens « la banalité de la cohabitation » (selon l’expression de l’historienne Nancy Green, qui signe la préface de l’ouvrage) et montre avec brio que l’on peut penser l’histoire – et donc le politique – à travers et avec l’humain.
Valérie Nigdélian
Voisins de passage.
Une microhistoire des migrations
Fabrice Langrognet
La Découverte, 368 pages, 24 €
Essais Luigi, Joachim, Mabrouk et les autres
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Valérie Nigdélian
Penser l’individu avant le groupe, le sujet avant la communauté, la coexistence plutôt que la séparation : un essai essentiel de l’historien Fabrice Langrognet sur l’expérience migratoire au tournant du siècle dernier.
Un livre
Luigi, Joachim, Mabrouk et les autres
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°248
, novembre 2023.