Irina Teodorescu, durant la pandémie, quitte la France pour un bled entre la Pologne et la Biélorussie. Elle y restera plusieurs mois. Pourquoi cette destination si peu touristique ? Et quitter son confort, un « studio en centre-ville, en face de la médiathèque », pour « une cabane (…) au bord d’un village, au milieu d’une forêt vieille de dix mille ans » ? Les premières pages avouent une fugue, voire une désertion. « J’ai fui l’endroit où j’habitais avant, la ville de Saint-Étienne, France, Europe occidentale. Je voulais aller loin et ailleurs, je devais me sauver et me réfugier dans un endroit sauvage, le plus sauvage possible, et qui dit sauvage dit sylvestre. » La région élue compte trois « secteurs » : « la frontière avec la Biélorussie (…) une bande de quatre-vingts kilomètres sans arbres » et « quatre mille caméras » ; « la réserve stricte, sept mille hectares, un secteur où personne ne touche à rien, où l’écosystème sylvestre s’entretient lui-même depuis dix mille ans » (on y voit même des bisons) ; et enfin « il y a tout le reste, le partout. 5 7043,27 hectares de forêt », mais où à la différence du deuxième secteur « on peut aller quand on veut – puis des villages – le nôtre et quelques hameaux », trois routes, « et la petite ville de Hajnówska et sa piscine ».
Assez vite il y a aussi un homme, Jan, avec qui peut-être faire un enfant. Il y aura avec lui, et quelques spécimens d’une humanité exilée par choix ou par nécessité, l’intensité de la rencontre. Mais il y a surtout la forêt et un « quatrième secteur (…) celui des rêves » : « la forêt rêve à travers nous. Et non seulement à travers, mais aussi pour. Elle rêve pour nous ». Ainsi, le voyage extérieur, dans ce livre comme un journal de bord, se double du voyage intérieur : récits de rêve, souvenirs de la vie d’avant, réflexions intimes. Plus divers poisons bus ou fumés. Le tour de force réside dans la coïncidence des deux régimes narratifs : c’est par le détour de la forêt, à petites touches dont de pensives « notations de nuit » jetées çà et là (« Comme je suis heureux, avec toi, bébé, m’a encore dit J. hier matin »), que l’autrice rend compte de sa « vie intérieure » comme on dit, mais entièrement extériorisée dans le froid, les marches dans la sylve où se perdre, ou tel ou tel micro-événement du quotidien – la voiture qui ne démarre pas, le vol d’une minuscule mais précieuse boulette de cannabis par la voisine, la vision éblouie d’un serpent qui avale une grenouille.
En exergue, une citation de Claudie Hunzinger dans Les Grands Cerfs ouvre cependant à une autre lecture : « Et ce que je raconte ici est un roman. Ou alors un rêve, comme on voudra. Sauf si la réalité n’est qu’un rêve, ce qu’elle est évidemment ». C’est donc un livre plus crypté qu’il n’y paraît à première impression, et qui se lira aussi comme un roman d’aventures, tant il y en a dans ce décor de la forêt primordiale. Histoires d’amour, de sexe, de migrants aussi dans le contexte violent de la frontière très surveillée. Si bien que rêve et réalité se répondent et s’échangent en permanence, et qu’à suivre la narratrice on y perd ses marques, tout en s’attachant, comme pour se réchauffer, à des personnages singuliers, eux-mêmes borderline.
Mais c’est toujours la forêt qui l’emporte, c’est elle le personnage principal, dont le livre montre de belles photos prises par Teodorescu. Encore faut-il bien saisir ce que c’est. « Salomé est venue et repartie. (…). Elle nommait forêt, comme nous, tout ce qui compose la vie ici ». Autant dire le monde en son entier, celui du « dehors » et celui de l’esprit. La « forêt » ou bien, deux fois mentionné, « le Nâ-Kôjâ-Abâd, the land of nowhere, la terre de nulle part, décrite par un ancien philosophe persan comme se trouvant le long du monde matériel, partout dans l’invisibilité ». L’orientaliste Henry Corbin traduit cette expression bricolée au XIIe siècle par Sohravardî, par « Le Pays du non-où ». Non pas un non-lieu, une irréalité, mais le lieu secret qui est la doublure du nôtre, et réservé aux membres du club très fermé des grands rêveurs. « Nulle part » ? Partout à tout instant à portée de main. Et pourtant hors d’accès, sauf à entrer dans une forêt obscure. Et parfois, rare, un livre.
Jérôme Delclos
La Forêt désormais de l’intérieur
Irina Teodorescu
La Grange Batelière, 249 pages, 19 €
Domaine français Fuiter sous les futaies
janvier 2024 | Le Matricule des Anges n°249
| par
Jérôme Delclos
Depuis une forêt obscure, Irina Teodorescu nous adresse un lumineux récit d’initiation et d’aventures.
Un livre
Fuiter sous les futaies
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°249
, janvier 2024.