Quelle idée délicieuse (et pleine de promesses littéraires) d’avoir choisi, comme personnage principal de son roman, une linguiste spécialisée dans les langues minoritaires en voie d’extinction. Quand on est une autrice (à succès) en Islande, pays d’à peine 300 000 locuteurs, cerné par l’anglais et le globish, c’est certainement une vraie jouissance, pour Audur Ava Ólafsdóttir, de chanter cet hymne aux idiomes marginaux. Et, pour le lecteur, un plaisir au moins aussi intense de se glisser dans les considérations de la narratrice et de mâcher tous ces concepts linguistiques et ces mots rares.
Alba se trouve dans l’avion qui la ramène au pays, après un colloque dans un trou perdu où elle a formé « un groupe avec le linguiste féroïen. Contrairement aux Danois qui ont adopté les mots internationaux comme television ou helikopter, les Féroïens imitent les Islandais, ils forment leurs propres néologismes et disent sjónvarp, et tyrla. Sachant que le représentant groenlandais parle une langue agglutinante sans déclinaisons, il n’appartient pas à notre famille linguistique. » Complexité délectable des lisières.
Alba a des remords. Pourquoi faire autant de trajets en avion (seul moyen de quitter son pays pour aller exercer son métier, forcément ailleurs) et aggraver son bilan carbone ? Dans un élan idéaliste, elle achète une maison isolée et décide de planter des centaines d’arbres dans son jardin de lave où rien n’est censé pousser. C’est beau comme la fraîcheur de l’héroïne, qui fonce, qui a confiance, qui accueille un jeune réfugié, qui s’installe bille en tête, qui lit et travaille, qui soulève des montagnes.
Avec malice, Audur Ava Ólafsdóttir juxtapose les considérations triviales (travaux de plomberie à réaliser dans la nouvelle maison) et les notations intellectuelles, comme celles sur ces langues du Brésil, l’amondawa et le kamayurà qui ne possèdent pas le concept de temps, qui n’ont « aucun mot pour les jours, les semaines, les mois et les années, et dans lesquelles le temps n’est pas lié à l’espace. (…) Les personnages qui parlent ces langues ne font aucun cas de l’âge d’autrui et ne célèbrent pas les anniversaires. » Quel rapport ? Peut-être tout simplement le vertige qui peut vous saisir quand vous regardez plus loin que le bout du mur de l’habitation où vous avez toujours vécu.
Alba – qui bouge et qui questionne l’inconnu, linguistique et humain – interroge cet adolescent qui a traversé les mers dans un parcours migratoire qu’elle devine terrible. Il accompagne, en tant qu’interprète, les deux plombiers qu’on lui a conseillé au village voisin. Tous trois font partie du quota de réfugiés que l’Islande s’est engagée à accueillir légalement sur son sol. « Il me dit que j’ai de la chance de ne pas voir la mer. – Je ne veux pas vivre au bord de la mer. Je veux habiter à la campagne comme vous. (…) Je me tiens à côté d’un jeune homme qui a traversé un océan blanc d’écume et va une fois par semaine consulter un psychologue pour parler de ce qu’on ressent quand on a survécu à des événements qui mettent votre âme en danger mortel. »
Il est doué pour les langues (ce qui est heureux quand il faut se fendre l’apprentissage de l’islandais…) et Alba l’aide à compléter sa liste de mots et de phrases, avec la bonne prononciation. « Hitaveita – Chauffage collectif. Frárennslislögn – Canalisation d’évacuation. Funheitir ofnar – Radiateurs brûlants. Rotþró – Fosse septique. Vid reddum þessu – On se débrouillera. Ég gef pér gódan dil – Je vous ferai un bon prix. Borga svart eda nóta ? – Payé au noir ou déclaré ? »
Anne Kiesel
Éden
Audur Ava Ólafsdóttir
Traduit de l’islandais par Éric Boury
Zulma, 256 pages, 21,50 €
Domaine étranger Le vertige des langues rares
janvier 2024 | Le Matricule des Anges n°249
| par
Anne Kiesel
Vivant, ouvert, souriant : le roman de l’Islandaise audur ava Ólafsdóttir est un hymne à l’accueil et à la nature. Salutaire.
Un livre
Le vertige des langues rares
Par
Anne Kiesel
Le Matricule des Anges n°249
, janvier 2024.