En dix ans et près d’une quinzaine de livres, avec la constance obstinée d’un maniaque dressant bien droit sa tête de mule au-dessus des flots qu’il ne cesse d’agiter, Boris Wolowiec a construit une des œuvres poétiques les plus remarquables et radicales de la production française contemporaine. Ne dérivant jamais du chemin, fût-il en quinconce, qu’elle s’est elle-même désigné dès le départ, s’étant créée pour ainsi dire ex nihilo, d’un geste si simple qu’il en est désarmant (un geste qui désamorce aussitôt les prétentions littéraires du tout-venant poétique), c’est une poésie débarrassée de toute ornementation qui « ne connaît d’autre pouvoir que celui d’organiser les transsubstantiations du néant » pour mieux affirmer ainsi l’intensité de ses enchâssements d’images.
Cette poésie dont « (l)a perversité est identique à (l)a vertu » s’écrit une proposition après l’autre, selon des lignes franches qui ne cessent de fourcher. Ainsi, chaque proposition du poème-livre enrichit, dévie, dévoie, ridiculise, renforce ou rend chèvre la proposition précédente dans un emballement sec, un art de l’empilement instable et pourtant vertigineux qui assume la simplicité, voire la brutalité de son dispositif. C’est la poésie d’un « unijambiste subtil » qui, « à force d’hésitations », « est parvenu à suggérer l’allure d’une démarche d’homme normal ». Une poésie nourrie de « la substance de son scepticisme » qui « parvient à chaque instant à se retrouver en dehors du savoir ».
Poésie brute, donc, non pas au sens inauguré par Dubuffet et quelque peu galvaudé du terme, mais dans ce qu’elle a de matière rugueuse, d’intraitable broyeuse à produire du sens en cascade depuis « le tribunal de la signification infinie ». La langue n’y est pas belle car elle a mieux à faire que de s’extasier sur ses propres prouesses. Elle est un entrechoc d’images, disions-nous, un bal des auto-tamponneuses métaphysiques, un rentre-dedans généralisé dont la finesse n’est pas dépourvue d’une magnifique arrogance, celle de ne rien devoir à personne. Le sens y mitraille le lecteur et se mitraille à son tour, car « il a substitué à ses fantasmes des signes de géométrie indécidables qu’il emploie en tant que code de circulation de l’ubiquité, en tant que code de circulation pour se diriger nulle part ». Nulle part et donc partout, selon la technique du dripping ou du all-over. Une technique de la saturation qui appelle la durée, la répétition, l’effet de masse, le cluster.
On ne se surprendra donc pas que Paraboles, nouvel avatar du continuum wolowiequien, s’enorgueillisse de ses 300 pages bien remplies, car le all-over n’est pas seulement celui des images en rafales, de leurs sinuosités et imbrications, il est aussi, littéralement, celui de la page. Une page dont les espaces blancs ne sont que de faux répits qui ne laissent guère au lecteur le temps de reprendre sa respiration avant de boire à nouveau la tasse. Aussitôt, à la ligne suivante, « le spermatozoïde photographe de concepts reprend son échange de points de vue avec l’inconscient de la liberté ». Il faut croire que « le dialogue avait été interrompu à cause d’une farandole de condoléances ».
Reste à savoir si le dialogue, justement, a droit de cité dans une telle avalanche, face à cette machine célibataire qui n’a cure de tout ce qu’elle ne phagocyte pas. Mais elle a ceci précisément qu’elle phagocyte absolument tout ce qu’elle croise. En ce sens, elle est infinie, une cellule pouvant se subdiviser et se subdiviser encore sans jamais perdre de sa force. Et, de par son humour à froid, dont on ne sait jamais à quel point il est volontaire (l’humour frétille dans l’œil du lecteur qui saura l’accueillir), elle prévient et annule d’avance toute possibilité de parodie, alors même qu’elle est plus identifiable qu’un nez pyramidal au milieu d’une figure en biais.
Le poète, d’ailleurs, « à chaque fois qu’il prononce un mot, un poil pousse à la surface de son corps, un poil définitif et impavide ». Ainsi, « de raisonnement en raisonnement », devient-il « semblable à l’automate timide d’une pubescente férocité ». Il est le début et la fin de toute littérature, puisque « il affirme qu’à chaque fois qu’il lit un livre, il provoque la renaissance d’un arbre, l’arbre qui précisément avait été détruit afin de publier ce livre ». Et, puisqu’il a su « transformer son corps en une encyclopédie paradoxale », il y contient toutes les humanités, d’un organe à l’autre (« à l’intérieur de l’estomac, l’histoire », « à l’intérieur des poumons, la physique », etc.). Cependant, « sa bibliothèque apparaît composée de l’ensemble des lits où il a dormi », car la « forme singulière » du savoir qu’il fait mine d’ignorer est matérialité, elle s’incarne dans les oreillers où le poète la fait reposer. Mais ce « il », unique sujet du livre, est-il vraiment le poète ? Difficile à dire, car selon l’incipit, il « apparaît presque toujours sans visage ».
Guillaume Contré
Paraboles
Boris Wolowiec
Les Météores, 300 pages, 15 €
Poésie Accumulations et dérives
janvier 2024 | Le Matricule des Anges n°249
| par
Guillaume Contré
L’œuvre poétique de Boris Wolowiec s’organise dans la confrontation des images, dans un coq-à-l’âne qui emporte tout ce qu’il touche dans sa grande lessiveuse lyrique.
Un livre
Accumulations et dérives
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°249
, janvier 2024.