Le cœur serré, je me suis abstenu, des années durant, de publier ce livre alors qu’il était déjà prêt : le devoir envers les vivants pesait plus lourd que le devoir envers les morts. Mais à présent que, de toute façon, la Sécurité d’État s’est emparée de ce livre, il ne me reste plus rien d’autre à faire que de le publier sans délai ». Avant même la page de titre, Soljénitsyne s’adressait ainsi aux lecteurs, datant cet avertissement, douloureux mais résolu, de septembre 1973. Puis venait l’extraordinaire métaphore du titre, trouvaille qui allait sans doute concourir au succès de l’œuvre, et un sous-titre significatif : « 1918-1956 Essai d’investigation littéraire ». Enfin une dédicace précisait les limites de l’entreprise : « Dédié / à ceux à qui la vie a manqué / pour raconter ces choses. / Et qu’ils me pardonnent / de n’avoir pas tout vu, / de n’avoir pas tout retenu, / de n’avoir pas tout deviné ». Suivaient près de 450 pages – puis viendraient deux autres volumes tout aussi disproportionnés. Au total 1400 pages d’une typographie serrée, avec seulement çà et là quelques astérisques en guise de respiration.
Sans doute furent-ils alors assez rares, ceux qui auront visité l’ensemble de cet univers fragmentaire et démesuré, peut-être la plupart des lecteurs se sont-ils contentés d’une excursion limitée en ces territoires de gel, de souffrances et de mort, mais le retentissement fut pourtant mondial. Bien sûr les plus alertés (même et peut-être surtout parmi les communistes) connaissaient depuis longtemps l’existence de ces camps. Ante Ciliga, Boris Souvarine, Victor Serge puis bien d’autres avaient révélé que ce système concentrationnaire était comme l’envers terrifiant mais nécessaire du régime soviétique, et ce bien avant l’arrivée de Staline au pouvoir. Mais Soljénitsyne inventait une forme et une écriture qui allaient donner à cette réalité une dimension inouïe – peut-être comparable, mutadis mutandis, à ce que fut Shoah de Lanzmann pour ce qu’avant lui on nommait l’Holocauste.
Cette édition comporte trois parties : la première raconte d’abord les affres et aléas de l’écriture et de la publication (un très bon documentaire s’y consacrant, intitulé Le courage de la vérité, est disponible sur LCP), une deuxième explique l’architecture de l’œuvre et une troisième, la plus dense, offre une anthologie qui puise, de manière inégale, dans les trois volumes mais en rend compte avec justesse. Georges Nivat, le maître d›œuvre, présente ce « livre vraiment immense » comme « une cathédrale d’écriture sur la dialectique de la justice et de l’injustice, de la vérité et du mensonge, du bourreau et de la victime ». Pour lui, Soljénitsyne est « animé par un évident souci de sincérité, de pureté morale, d’écoute attentive aux autres ». Le pari – tout à fait tenu – de l’anthologie est alors de nous faire découvrir, à travers ce choix limité de deux cents pages, « la richesse, la hardiesse, la poésie, la truculence, la tendresse, les moments mystiques ».
Il est bien évident que, cinquante ans plus tard, il ne s’agit pas ici de se livrer seulement à une sorte de commémoration respectueuse. L’actualité désastreuse, effrayante, tant de la guerre en Ukraine que de la dérive totalitaire et criminelle de Poutine, ne peut que résonner avec nombre de ces pages, avec les réflexions les plus aiguës de l’auteur sur les mensonges d’État, la brutalité ou la lâcheté ordinaires, la collaboration d’un peuple à son propre asservissement – mais aussi l’inimaginable résistance de quelques-uns à leur anéantissement programmé. Écoutons-le : « Tant qu’il n’existera pas dans ce pays d’opinion publique indépendante, rien ne nous garantit que tout cet anéantissement sans cause de millions d’hommes ne se répétera pas, qu’il ne recommencera pas n’importe quelle nuit, cette nuit, – tenez, celle qui va suivre la journée d’aujourd’hui ». Ou bien encore ceci, plus prémonitoire encore, prophétique : « Ukrainien et Russe s’unissent en moi dans le sang, dans le cœur, dans les pensées. Mais la grande expérience que j’ai eue dans les camps de contacts amicaux avec les Ukrainiens m’a révélé à quel point leur cœur est devenu gros. Notre génération n’échappera pas à la nécessité de payer les fautes des siècles précédents ».
Thierry Cecille
L’Archipel du Goulag,
cinquante ans après (1973-2023)
Alexandre Soljénitsyne
Sous la direction de Georges Nivat
Traduit du russe par Geneviève Johannet
Fayard, 323 pages, 30 €
Essais Voix survivantes
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Thierry Cecille
En 1973, la parution de L’Archipel du Goulag de Soljénitsyne est un événement météorique, politique mais également littéraire. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Un livre
Voix survivantes
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.