Sur la couverture, il est indiqué « roman ». Mais ce livre contient beaucoup de réel. Il est dédié à Annette Messager et Christian Boltanski, et on a tout de suite envie d’aller voir, dans les dernières pages, celles des remerciements, ce que François Jonquet y mentionne : tout ce qui concerne les deux artistes est vrai, validé, autorisé.
Où sommes-nous, alors ? Dans cet entre-deux passionnant qui glisse une bonne dose de fiction (le personnage de François Jonas, même prénom et même initiale que l’auteur) au sein d’un hommage sincère – mais pas confit – à Boltanski, artiste sans concession. Voici donc le François de fiction, enfant. En 1986, chez sa tante, boulevard Saint-Germain, une grande aquarelle le fascine : trois femmes enlacées, signée Marie Laurencin. Un jour, dans la chapelle de la Pitié-Salpêtrière, l’hôpital parisien où son père est soigné, François croise, dans la pénombre, une silhouette mystérieuse. C’est Boltanski qui y peaufine une installation, à base d’ampoules nues, de photos d’enfants morts et de boîtes en fer-blanc. En 1994, François a la vingtaine, il est élève aux beaux-arts, et fréquente, dans la lumière de son atelier, celui qui est en train de devenir son maître, Christian Boltanski. Voilà le départ de la fiction.
La réalité, ce sont ces nombreux grands passages en italique, les mots de Christian Boltanski, qu’il avait confiés à l’auteur, l’accompagnant tout au long du projet de ce livre. Il est mort en 2021, et sa compagne, Annette Messager, a pris le relais, lisant tout et autorisant la publication. Boltanski s’y raconte, dans ce qui devient un portrait véridique tissé entre les pages du roman. Sa conception, en pleine Deuxième Guerre mondiale, alors que son père, juif, est pourchassé : « la famille de mon père avait fui Odessa, les pogroms (…). Un soir, mes parents se sont engueulés violemment, de façon à ce que tout l’immeuble entende, mon père a claqué la porte cochère, il est revenu dans la nuit, il s’est couché sous le parquet et a vécu là-dessous des mois, des années (…). Mais il devait sortir parfois, ou ma mère descendait là-dessous, parce qu’elle est tombée enceinte. » Christian est né le 6 septembre 1944. « Ma mère a été délivrée, c’est le cas de le dire, en même temps que mon père, par la Libération. »
C’est, selon les moments, touchant, sincère, intéressant, drôle, instructif. Christian, enfant : « Je faisais des peintures alors. Mon père m’a envoyé voir un de ses anciens camarades de classe, André Breton. Il m’a dit : ‘‘ Vous avez l’air gentil. Ne devenez pas artiste, ils sont tous méchants, c’est un sale milieu.’’ »
Un sale milieu ? Jonquet se délecte à en raconter les travers, imaginant pour son personnage, le tendre François débutant, un itinéraire d’artiste conceptuel, débordé par le succès et se réfugiant dans la drogue pour ne pas contempler sa vacuité. Tout en citant Boltanski, l’intègre : « Juste après 68, ceux qui vendaient, on les voyait comme ridicules, grotesques, des sortes de traîtres. On était fiers de dire Ah non ! Je n’ai rien vendu cette année ! Je ne vendais que très très rarement, et quand ça arrivait, alors je réclamais un peu d’argent. » Il raconte que sa galeriste se fâchait. « Elle me jette quelques billets, Allez maintenant fichez moi le camp !’’ »
Satire des excès de l’art contemporain d’un côté, exercice d’admiration pour un couple d’artistes purs de l’autre, le lecteur oscille avec plaisir entre ces deux pôles, qui se mêlent avec naturel. Parfois, on s’interroge : telle plasticienne, décrite comme sérieusement cintrée : fiction ou réalité ? On vérifie : elle existe bien, c’est encore plus plaisant. Jusqu’au vertige final, ce pacte faustien conclu entre le (plus si) désintéressé Boltanski et le collectionneur David Walsh qui avait acheté les enregistrements vidéo de toute la vie à venir de l’artiste, jusqu’à sa mort.
Anne Kiesel
De plomb et d’or
François Jonquet
Sabine Weispieser éditeur, 248 pages, 22 €
Domaine français Boltanski intime
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Anne Kiesel
Exercice d’admiration par François Jonquet, doublé d’une satire du microcosme commercial de l’art contemporain. Un grand écart salutaire.
Un livre
Boltanski intime
Par
Anne Kiesel
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.