Un premier roman chez Verdier avait permis à Emma Marsantes de faire la lourde confidence de l’inceste. Dans Les Fous sont des joueurs de flûte, c’est la suite de la biographie de son héroïne, Mia, que l’on lit. Elle a grandi, s’est mariée, a fait des enfants, a divorcé, retrouvé un amour sur lequel s’accumulent bientôt les nuages de schémas répétitifs… comme autant de rappels de la blessure initiale. Et dans ce récit constamment porté par la densité des métaphores (car l’autrice est aussi poète), chaque partie du texte porte une indication musicale, thème et variation, répétition du même, comme si les époques de sa vie rejouaient, en tonalités différentes, les actes tragiques d’un opéra noué dès l’enfance.
Dès le titre, et dès l’ouverture, donc, le leitmotiv qu’annonce Les Fous sont des joueurs de flûte est celui du cortège des petits enfants conduits à la noyade par les mensonges des joueurs de pipeau. Qui et où sont-ils ? La respectabilité bourgeoise d’une banlieue cossue, « la paroisse et ses sbires », les grands établissements scolaires parisiens, les lieux de villégiature de l’entre-soi et autres stratagèmes de distinction élitiste sont le milieu où ils s’épanouissent. Andate tempo. Mais ce sont surtout les hommes, frère, père, et mari, qui maîtrisent cette chanson doucereuse. Ceux par qui le charme advient. L’amour, les enfants ? Allegro Furioso. Tandis qu’en dessous, un autre cortège, celui des fléaux, circule en toute impunité : « Pédophilie, inceste, perversion, paradoxes font la chenille en se tenant par les épaules à la fin des enfances endiablées, ondulant, situant entre les tables, se faufilant, emportant les uns et entraînant les autres dans leur sillage, séduisant innocents, récalcitrants et réfractaires ».
Les Fous sont des joueurs de flûte tient ainsi à la fois du journal intime, de la confession, de la catharsis, de la satire au vitriol d’un milieu, de la chronique ordinaire relatant les moments d’aliénation, de silenciation, d’invisibilisation d’une femme. Ou pire, sa destruction lente, prévue, consentie dans son milieu. On devine que les hommes n’y tiennent pas le beau rôle, tour à tour tyranniques, satyres, « braconniers », sociopathes, ou dans le moindre des cas, infidèles et homosexuels refoulés. Si le premier roman d’Emma Marsantes était consacré à la disparition de la mère, l’écriture rôde ici sur la tombe du père, ambiguë figure à la fois aimée et honnie. Les Fous sont les joueurs de flûte, ou le Tombeau des hommes ? Musique, encore. Et là encore, le motif du cortège masculin obsède, à la fois désiré et haï : « (Les hommes) me sont arrivés en pleine face, comme une troupe de bisons. Je les ai désirés. Sabots, cornes et groins. Homme d’ombrages, j’ai voulu, j’ai exigé leur pouvoir. Ma naïveté, empreinte masochiste, chiasme du non-consentement et du consentement. »
Par la mort symbolique (ou réelle) des hommes advient ainsi l’éclatement d’une vérité post-masculine trop longtemps tue. « J’ai perdu avec la disparition de mon père le goût du mensonge de nous » écrit ainsi Mia à son premier mari. Dès lors : la parole, ou plutôt musique, toujours. Car dans cette langue émancipée, elle-même processionnaire, une prose poétique aux phrases sans verbes accumule encore ce cortège des images émanant des strates de l’intime. Souvenirs, joies et douleurs, maux de l’enfance auxquels répondent les mots de l’adulte, utilisés comme un burin pour extirper de la gangue le nom de l’indicible, ou comme une chanson contre les maux de la violence ou contre ceux du deuil : mais toujours, surtout, cette même confiance dans le pouvoir libérateur de la littérature.
Étienne Leterrier-Grimal
Les Fous sont des joueurs de flûte
Emma Marsantes
Verdier, 188 pages, 19,50 €
Domaine français Prose cession
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Etienne Leterrier-Grimal
Deuxième ouvrage d’une trilogie, Les Fous sont des joueurs de flûte explore sans complaisance la rançon des traumatismes et l’emprise des hommes.
Un livre
Prose cession
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Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.