Souple, orageuse, ondoyante, magnifiquement sonore, elle danse avec le monde la parole que déploie Monchoachi, pseudonyme d’un poète martiniquais qui, dans le sillage de Césaire et Saint-John Perse, donne à lire et à entendre l’une des voix les plus originales de la Caraïbe. Portée par une langue elliptique et mêlée, elle réveille les sens, subvertit les apparences, fait descendre les mystères dans la bouche. Lémisté (Les Mystères) est d’ailleurs le titre du monumental chantier poétique qu’a entrepris l’auteur, et qui, en six volumes, embrassera tous les recoins de la Terre pour y débusquer les richesses langagières, les mythes et les rites recouverts et menacés de mort par l’appétit insatiable de la civilisation occidentale. Après les trois premiers volumes consacrés à l’Amérique (Liber America, Obsidiane, 2012), à l’Afrique noire (Partition noire et bleue, 2015) et à l’Europe (Fugue vs fugs, 2021), voici Streitti, sous-titré « La confrontation » parce que son contenu fait jouer, en les mettant en présence, à la fois l’unité et la différence entre la parole prophétique, telle qu’elle apparaît dans les religions monothéistes, et la parole poétique. Une façon de montrer que de leur différence d’approche et d’entente des mots découlent des manières d’exister et des conceptions du monde diamétralement opposées.
Pour Monchoachi, l’invention du monothéisme est une colossale opération de bannissement du sacré puisque l’idée d’un dieu unique discrédite le schéma païen qui fondait la théogonie sur la cosmogonie. C’est ainsi qu’avec l’apparition du monothéisme, l’invention de l’écriture alphabétique et l’avènement de la pensée métaphysique – qui a fait perdre aux Grecs leurs mythes et leurs dieux – le monde a commencé à s’uniformiser. Jusqu’à, avec l’extension de la civilisation occidentale, arracher les peuples à « leur terre » c’est-à-dire à leurs croyances, à leurs coutumes et à leurs rituels autrement dit à la relation avec leurs dieux et leurs ancêtres, relation fondant une « présence habitée comme monde ». Cette volonté de conformer une manière d’être à un modèle « unique », de contraindre l’homme à être un « animal raisonnable » assujetti à une société technologique et technocratique en rupture avec la nature transformée en simple réservoir de richesses, ce « désastre occidental », Monchoachi le combat comme il s’en explique dans Retour à la parole sauvage (Lundimatin, 2023), un recueil d’essais qui est peut-être plus directement accessible que ses poèmes qui – nous y reviendrons – ont besoin de passer par l’obscur pour dialoguer avec l’invisible.
Il y expose les fondements de sa pensée-poésie, les raisons de son attachement indéfectible à sa terre natale, y justifie sa lutte contre « l’Assimilation » qui consiste à tout réduire à « la pâtée unique de l’identique ». Prônant la résistance à la déchéance de l’homme dans « le pareil-au-même », il milite pour la sauvegarde de la notion de « lieu ». « Un lieu n’est pas un espace supportant et souffrant aménagement et agencement », c’est « l’ici-là », le « sans voix » où les choses se montrent et où pulse l’intimité ouverte entre une terre, des hommes et une langue, en l’occurrence, le créole. Il s’agit donc d’aller à la rencontre du monde « là présent », de laisser la présence « être ce-là ouvert à notre méditation et requérant notre garde vigilante ». Parce que « ce qui est là » est plus grand que nous et que nous ne saurions lui en imposer par l’un quelconque de nos savoirs. Car il y a « accordance » dans le jeu vibratoire entre la terre, l’espace et la parole. Une parole qui ne s’adresse pas uniquement aux humains mais va aussi à la rencontre des choses, pour autant qu’elles n’aient pas encore été réduites à de simples objets utilitaires.
S’élevant contre la « parole sourde », celle d’un dire qui ne s’élabore pas à partir du monde mais à partir du seul moi-je, d’un parler qui « énonce la règle », Monchoachi prêche pour un retour à la parole sauvage, celle qui s’énonce sur le mode de la présence, qui dit un monde-présence plein de magie et de mystères. Un monde où chaque mot, chaque chose est écho d’un autre mot, d’une autre chose en même temps qu’ils sont réellement cette chose. Un monde où toutes choses présentes sont reliées et viennent jouer, donnant naissance à une ordonnance rythmique, à une unité concertante sans cesse en mutation. Et de définir la poésie comme consistant à laisser venir et advenir le monde comme présence. « Le poète est celui qui, par sa parole, par ses mots, déploie le monde dans sa présence et nous le rend proche. »
Ce poète nous le retrouvons dans Streitti, le volume 4 de Lémisté. Capable de percevoir à la fois ce qui a eu lieu et résonne encore, et ce qui vient, il nous mène à la rencontre de l’invisible sensible, de ces « choses » jamais vues ni entendues « qui enlacent et sont / d’une seule voix cieux et terre » ; de ce corps qui, tel un axe raccordant l’homme au monde, est le nœud et le support sur lequel vient se nouer la parole. « Écarte l’écran, les sortilèges, / Lacère le filet de l’oiseleur / Délivre-toi de leurs tresses / Tire plutôt tes traverses / Sur tes lèvres laisse scintiller le soleil / Pied leste telle gazelle / jamber là, al’ dansé jouk anba dleau / jaillir berechit pleine de rire la bouche / talon martelant l’air, la mère / frappant l’orbe du soleil // Le corps au milieu, / recueillir / conjuguer mesures / refaçonner, remoduler l’accord. »
Monchoachi ne cesse de nous dire que le monde est cosmos, totalité organisée obéissant à un ordre qu’il ne faut pas perturber, et qu’il s’agit donc de respecter en prenant soin des rituels et des rites. La nature, les dieux, sont présents derrière chaque mot, dans l’envers de la parole. « En l’envers, frayer chemins / ouvrir l’air merveillement ». Le poème, en quelque sorte, met en scène une mystique et une poétique de l’obscur où rien n’est effectivement là et où chaque être s’échappe non vers son devenir mais vers son envers. Et c’est ce qui fait de l’entreprise poétique de Lémisté un absolu contre-chant à notre modernité. Un contre-chant qui consiste à rendre présent ce qui a été mis à l’envers par le « maléfice colonial » et le monothéisme. Un contre-chant qui réunit l’œil et l’oreille, nourrit l’écoute, est appel à nous mettre en chemin, à sortir de l’apparence pour nous projeter dans l’ouvert, vers le proche, c’est-à-dire le monde de la présence, un monde sans distance ni séparation, un monde où tout est souffle et respiration. « Le chant embaume / prend la mesure de l’appel qui résonne / et du lieu d’où il se tend / et de tout temps attend / L’Accord recueille le ciel et la terre / et l’homme est bellement là. » Poésie qui implique d’ouvrir grand l’oreille pour qu’elle s’emplisse de l’autre son, qui n’est pas le son des principes et des propositions de la Raison. Poésie qui exige qu’on accepte de se laisser dire, d’écouter parler la langue, de se laisser porter par sa sensualité, ses intonations, ses articulations singulières, sa façon aussi de défaire le langage rangé. Tout son rythme est dans sa phonique et dans cette danse vocale par quoi la mystique, l’érotique et l’oralité conduisent à l’extase, à ce moment où le langage se renie au profit de « vibrations d’ombres, de moirés, d’échos » qui mettent à l’unisson des vibrations de la terre et de l’univers.
Réveiller les voluptés, rassembler le désassemblé, « restorer la Maison du monde », retrouver une façon d’habiter « en vérité » la terre. Être de ces hommes qui « restent » et n’ont besoin de rien. Autrement dit, pourvoir à la bonne continuation du jeu du monde, voilà à quoi incite la poésie de Monchoachi.
Richard Blin
Monchoachi
Retour à la parole sauvage
Lundimatin, 276 p., 16 €,
et Streitti (Lémisté 4)
Obsidiane, 154 p., 16 €
Poésie Une parole qui fait corps avec l’invisible
mars 2024 | Le Matricule des Anges n°251
| par
Richard Blin
Quand il n’explore pas la matérialité d’Une parole sauvage, Monchoachi hisse jusqu’à la joie du contre-chant une poésie qui célèbre l’éclat, le mystère et l’épiphanie d’une présence qui rend sensible l’insaisissable.
Des livres
Une parole qui fait corps avec l’invisible
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°251
, mars 2024.