Il y a des contenants qu’on n’ouvre pas si facilement et une aversion contre l’origine s’est emparée de moi – pas contre la mienne, non, contre l’idée de l’origine en tant que telle, cette obsession de se définir à travers ses ancêtres. Devais-je simplement jeter ce carton ? C’était la solution la plus raisonnable ». Solution à laquelle Lukas Bärfuss ne se pliera pas, lui l’empêcheur de tourner en rond, le rebelle, celui qui dans ses écrits, ses pièces de théâtre ne cesse de tendre le miroir, bien peu déformant, de notre époque.
À la mort de son père, qu’il n’a presque pas connu, il hérite de deux choses : les dettes de son père, auxquelles il parvient à renoncer, et un carton de bananes de la Del Monte Company, carton dont il ne sait d’abord quoi faire, qu’il relègue pendant plus de deux décennies, qu’il transporte d’appartement en appartement comme certains un petit caillou dans la chaussure. Héritage peu encombrant en apparence néanmoins mystérieux, unique preuve de l’existence de son père. Sauf que devenu lui-même père, il ne peut envisager de transmettre à ses enfants non pas ledit carton mais le silence qui nimbe la vie de l’ancêtre. « Il était de ma responsabilité de donner une place à ce carton, dans le coffre-fort, l’armoire à poison ou la poubelle. La question de l’héritage se posait pour moi comme pour chacun : un jour, on doit s’en occuper ». Né dans un milieu modeste, d’un père devenu sans domicile fixe, il sait de quoi il parle et de combien il peut être difficile de vouloir fuir l’assignation de l’origine ; illusoire de se rêver sans attache, sans entrave, sans-famille.
Plutôt que de convoquer des explications sociologiques déterministes (ce qu’il ne nie pas mais il décide d’aller ailleurs), la réflexion de Bärfuss sur l’héritage prend un tour inédit en s’intéressant à un livre qu’il considère comme fondateur pour comprendre la société néo-libérale de ce XXIe siècle miné par les effets inquiétants de l’anthropocène et son inévitable legs. « De tous les livres qui se trouvaient dans ma bibliothèque, il n’y en avait qu’un qui, par son importance, égalait la Bible (…) un livre sur l’appartenance, sur les liens de parenté, sur la famille, paru le 24 novembre 1859, c’était évidemment L’Origine des espèces de Charles Darwin ». Si de prime abord, le lien peut paraître oiseux, l’écrivain nous emporte dans les circonvolutions de sa pensée et en emboîtant l’autobiographique à l’anthropologique, l’économique au scientifique, il construit un discours libéré des carcans de l’essai, tout autant que des dangers du syncrétisme.
La conception évolutionniste de Darwin est une théorie de la sélection, de la transformation, d’une croissance sans achèvement, de la concurrence entre espèces : « dans de larges proportions, c’est un récit de guerre. La nature est tour à tour un champ de bataille, un cimetière, un abattoir et un bordel. » Bärfuss constate que l’édition allemande qu’il possède de L’Origine des espèces a été postfacée par un certain Gerhard Heberer qui, enthousiaste, y défend l’idée lumineuse que « la théorie de la sélection offre à l’humanité la chance de son avenir biologique ». Or, avant 1945, Heberer était un éminent théoricien de la race et un nazi exemplaire. De nombreuses collusions ont été établies depuis entre les théories positivistes du XIXe siècle et leurs « prolongements » idéologiques dans les domaines du politique ou de l’économique. Mais ce qui retient davantage l’attention de Bärfuss, c’est que « Darwin a exposé sa théorie révolutionnaire dans une forme qui permette aux gens de la saisir. Sa mélopée est familière, sa tonalité connue ». Or à sous-estimer cette dimension, on passe sous silence une idée fondamentale : les théories sont autant le produit d’intuitions révolutionnaires que de formes narratives susceptibles de les faire émerger en créant les conditions d’une écoute dans une société donnée. L’ethnologie de Lévi-Strauss n’échappe pas à cette contrainte que la forme fait peser sur la théorie. En témoigne l’analyse que mène Bärfuss dans Histoire de famille (1970) des notions de patriarcat et de famille qu’il s’emploie à déconstruire. Ce faisant, l’écrivain pointe quelques impensés de notre époque. Réfuter « les approches socio-darwinistes sous un angle éthique » alors que sur le plan économique elles régissent nos vies. Penser la propriété privée à l’aune des déchets que la société de consommation produit.
Et malgré l’absolutisme des lois, Bärfuss nous invite « à inventer sa propre histoire », « à se créer une tradition qui n’est pas donnée mais construite » par la culture, les livres et tout ce qui lui permit alors qu’il n’avait que 25 ans de se prendre à rêver d’une possible autodétermination malgré le poids d’un héritage, qu’à 50 ans, il accueille comme une chance.
Christine Plantec
Le Carton de mon père
Lukas Bärfuss
Traduit de l’allemand par Lionel Felchlin
Zoé, 127 pages, 18 €
Essais Pierre qui roule
avril 2024 | Le Matricule des Anges n°252
| par
Christine Plantec
L’essayiste et dramaturge suisse Lukas Bärfuss s’adonne à une méditation revigorante sur l’héritage, ses principes iniques et ses alternatives.
Un livre
Pierre qui roule
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°252
, avril 2024.