Trop peu connu, le Russe Evgueni Zamiatine (1884-1937) a le mérite d’être en 1920 le premier auteur d’une dystopie. Nous (Actes Sud, 2017) fustige en effet le régime de Lénine et le communisme, alors que son malheureux héros, qui n’est qu’un numéro, se voit obligé, pour avoir été amoureux et individualiste, de subir une ablation de l’imagination. L’on se doute que son apologue antitotalitaire ne fut guère du goût du pouvoir. Mais, avant de mourir misérablement à Paris, il eut le soin d’écrire quelques nouvelles plus réalistes et cependant fort critiques. Datant de 1907, Seul est bien de cette veine.
« Seul » dans une prison de l’ère tsariste, un jeune révolutionnaire croupit. L’ex-étudiant Biélov communique avec un voisin, au travers d’un tuyau, condamné pour avoir étranglé « un mouchard ». Une jeune fille aimée, Liélka, a-t-elle également été prise ? Les émotions du personnage oscillent entre abattement et enthousiasme romantique. Taraudé par le scrupule, il doute : « Maintenant, alors que des valeureux meurent, penser à des amours avec je ne sais quelle gamine ». Pourtant elle lui envoie des lettres au sujet du parti, mais aussi « câlines ». Le dilemme entre tendresse et désir d’une part et lutte politique d’autre part est à son comble, pour se résoudre dans un idéal : « Et la vie de la raison, la lutte, la création, tout cela donnera un bonheur mille fois plus grand et vivant, si dès le début il est offert à la bien-aimée et qu’il est de nouveau obtenu d’elle ». Mais il n’y a pas de miracle : elle part avec son fiancé. Quant à lui, l’attendent de « longues années sombres qui iraient à pas lents et lourds – dans des fers », ou bien l’exécution…
L’écriture est haletante, par bribes, très moderne, de façon à transmettre efficacement l’angoisse carcérale, l’attente et la foi en une utopie politique et lyrique, enfin le tragique le plus rougeoyant. Nul doute cependant que l’auteur de Nous dut, quelques années plus tard, revoir ses illusions révolutionnaires.
Si l’on peut considérer Seul comme un bref roman, c’est une dizaine de nouvelles qui le suivent, venues d’un autre monde, après 1917 (date à laquelle Zamiatine quitte le Parti bolchevique). Saint-Pétersbourg devient Petrograd, où les immeubles sont des « navires de pierre ». Mamaï est un petit homme paisible, toujours fourré dans les livres. Hélas, il doit porter un revolver pour veiller la nuit. Et s’il ne tue qu’une souris, s’agit-il de la métaphore parodique de ces temps troublés ? Une certaine Varvara Stolpakova est une « Martyre de la science » burlesque, alors que « la vanité du capitalisme rendit tout le monde à la fois millionnaire et misérable ». Une telle ironie n’aurait pas plu au nouveau régime, où l’on transpose « toutes les actions du plan de la religion dans celui de la Révolution ». Et lorsque la ville s’appelle en 1934 Leningrad, de la petite Véra, secrétaire dont s’énamoure Zeitser, dépendait « l’éducation politique des travailleurs » !
Avec ce qui...
Domaine étranger Franchir les murs
avril 2024 | Le Matricule des Anges n°252
| par
Thierry Guinhut
Les nouvelles d’Evgueni Zamatine entre exaltation romantique et réalisme satirique.
Un livre