Comme ce fut le cas pour tous les Russes, les écrivains durent, face à la Révolution de 1917 et à l’instauration du régime soviétique, faire un choix décisif. Certains préférèrent l’exil, d’autres crurent, un temps, pouvoir soutenir le rêve communiste mais déchantèrent rapidement, d’autres, enfin, lui demeurèrent fidèles. Certains parcours furent plus chaotiques encore : Marina Tsvetaïeva, ainsi, vécut – misérablement – dans la banlieue parisienne durant plusieurs années, avant de décider de retourner en URSS, où elle se suicida en 1941. Mikhaïl Ossorguine, lui, socialiste révolutionnaire exilé jusqu’en 1916, rejoignit la Russie et la Révolution avant d’être expulsé par Lénine lui-même en 1921.
Installé à Sainte-Geneviève-des-Bois, c’est à la fin des années 1920 qu’il se retourne vers son passé perdu, qu’il va ressusciter dans Une rue à Moscou. Les éditions Noir sur blanc nous offrent aujourd’hui une traduction révisée de l’édition parue en 1973 à L’Âge d’homme. C’est à une sorte de voyage au long cours que nous sommes ici conviés, parcourant, en compagnie de Tanioucha, de son grand-père ornithologue, de leurs amis et voisins, les années rudes, périlleuses, de l’avant-guerre à l’installation définitive du régime communiste. Au cœur du récit et au centre de la vie des personnages, voici la rue Sivtsev Vrajek et, dans cette rue, une petite maison, au départ coquette et presque luxueuse, puis, quand le pouvoir l’ordonne, devenue communautaire, partagée entre plusieurs locataires. Alors que les premières pages nous plongent dans une « journée merveilleuse », celle de l’arrivée du printemps, les dernières viendront clore le récit sur l’attente du retour des hirondelles et des « hommes nouveaux qui essaieront de tout faire d’une façon nouvelle » – mais chacun sait que « de longues années s’écouleront avant que la vie ne se redresse ».
C’est en réalité une leçon, sinon d’espoir, du moins de résistance que nous font partager ici les destins entremêlés de ces individus semblables à nous mais plongés dans l’Histoire qui les malmène, les bouleverse mais leur permet également de construire leur vie, de réfléchir et de lutter, de se soutenir les uns les autres, de s’aimer. Dès lors qu’un « petit Serbe (…) décida de devenir un héros national » en prenant pour cible « la poitrine de l’archiduc d’Autriche », la machine se met en branle et plus rien ne peut l’arrêter. « La guerre avait mis la vie sens dessus dessous et tout se trouvait changé (…). Toute la création chancelait et les oiseaux avaient été dispersés par le fracas des canons. Essayez donc de détourner la course d’une balle par la concentration d’une profonde pensée philosophique ! Demandez donc à la poésie pure de dissiper les gaz empoisonnés ! » À la manière d’un Tchekhov ou comme dans les plus beaux films de Nikita Mikhalkov, c’est avec une sorte d’humour attendri, d’attention souriante et émue, qu’Ossorguine suit ses personnages, leurs tentatives et tentations, leurs modestes réussites et leurs échecs tragiques, dans ce « laboratoire de la douleur » qu’est devenue leur vie.
Alors que le grand-père ornithologue se voit forcé de vendre, peu à peu, tous ses livres, ne sauvegardant que ses propres travaux, la belle et vive Tanioucha voit se succéder auprès d’elle les prétendants. Mais le jeune officier Stolnikov, revenu du front, n’est plus qu’un « tronc », sans bras ni jambes, qui préfère se défenestrer plutôt que de poursuivre son existence amputée. Ami de la famille, Astafiev l’intellectuel parvient enfin à lui avouer, maladroitement, son amour, mais, dénoncé par des voisins comme ennemi du régime, il tombe entre les mains de la Tchéka et est exécuté. Cependant Tanioucha rencontre l’ingénieur Protassov – et alors elle « ne réfléchissait pas, elle savait (…). Celui qui vient est venu simplement, à l’improviste et au bon moment ». Le musicien Edouard Lvovitch, lui, qui exécute, lors de la première soirée, une de ses œuvres nommée Cosmos exprimant « tout simplement la nature russe », se lance, avec l’énergie du désespoir, dans une composition ambitieuse. Métaphore de la situation historique qui les emprisonne, cet Opus 37 est, pense-t-il, une « page criminelle, inadmissible » – et les auditeurs rassemblés autour de lui se demandent alors si c’est « l’œuvre d’un génie » ou « un cri de douleur et rien de plus, un cri étouffé par des voix hostiles et étrangères ».
Thierry Cecille
Une rue à Moscou,
de Mikhaïl Ossorguine
Traduit du russe par Léo Lack
Noir sur Blanc, 457 pages, 24,50 €
Domaine étranger La communauté des ébranlés
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Thierry Cecille
Quand l’Histoire envahit votre quotidien, comment lutter ? Mikhaïl Ossorguine répond à cette question dans un paradoxal hymne à la vie.
Un livre
La communauté des ébranlés
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.