Peintre d’origine hongroise et critique d’art, découvreur de Chagall, ami de Cendrars avec qui il fonde la revue franco-allemande Les Hommes nouveaux et dont il éditera les premiers poèmes, Emil Szittya, « le vagabond de l’avant-garde », a 37 ans quand il écrit Das Kuriositäten-Kabinett. Les curiosités, il les a consignées dans son journal durant les deux premières décennies du XXe siècle : les spécimens d’humanité côtoyés au cours de ses incessants déplacements. Le livre s’orne d’un sous-titre explicite : « Rencontres avec de drôles de phénomènes, des vagabonds, des criminels, des saltimbanques, des illuminés, des mœurs sexuelles étranges, des sociaux-démocrates, des syndicalistes, des communistes, des anarchistes, des politiciens et des artistes ». Lui-même « vagabond vingt-deux ans durant », celui qui se définit comme « l’homme le plus cosmopolite du monde » a connu le pavé de toutes les métropoles européennes, et souvent leurs prisons. Pour vagabondage, proxénétisme, vol, mendicité, anarchisme, falsification de documents, etc. À Budapest, à Vienne, à Bruxelles, à Berlin, à Genève, à Locarno, partout où la rue broie les pauvres en même temps qu’elle leur ouvre une foule de possibles pour se sortir du caniveau par toutes sortes de larcins, combines, arnaques, petits boulots lumpen qui parfois font de ces pouilleux de grands bourgeois. Témoin « M. Schlumberger », « Sa Majesté le Roi des ramasseurs de mégots » : « Il portait une redingote noire graisseuse, avait des yeux de bœuf bleus et logeait dans une étable depuis douze ans. Il suivait en sautillant comme un bouc toute personne qui fumait, puis ramassait les mégots pour les vendre au kilo aux matelots du port. Les va-nu-pieds le méprisaient, car il gagnait sa croûte en travaillant ». Il embauche « quelques douzaines d’enfants », fait fortune comme fabricant de cigarettes. Devenu millionnaire, « lorsqu’en marchant dans la rue, il voyait un bon mégot, il l’embrochait de son élégante canne au pommeau d’or ».
Impossible de distinguer dans ces mémoires la vérité de la légende, d’autant que l’auteur souligne la propension de ses pairs aux « bobards » et cultive ceux qui circulent sur lui. Il faudrait nommer chacun de ces particuliers, et par son noble sobriquet : « Pepi-la-pustule », « Le juif de la morphine » qui n’était pas du tout juif mais bel et bien morphinomane, « Le Violon Hongrois ou La Coulante » qui avait toujours la diarrhée, « Le Scientifique Sourd » qui aimait « les garnis sauvages, où l’on n’a pas besoin de papiers », « L’Aigle Crasseux, le vagabond le plus célèbre d’Europe », un gastronome que consultaient des banquiers qui organisaient pour lui une collecte « deux fois par semaine à la Bourse aux diamants de Paris » tant sa science était indispensable aux fins gourmets. « Le Philosophe », un Hambourgeois, avait dans sa besace La Critique de la raison pure de Kant, il donnait des leçons de philo à toute la gueuserie de Gênes. Ceux-là sont parmi les plus typiques de la galerie de perdants magnifiques que nous présente Szittya, ils furent ses amis, ses familiers du trottoir, du refuge ou de la zonzon, des « cafés bohèmes » et des cabarets « dada », des grands bordels où les champions de la manche allaient, à la nuit, claquer en grands seigneurs la fraîche gagnée le jour.
Outre les saltimbanques – « la chanteuse juive » que nul n’entendit jamais chanter, « Anni Bertnarik » qui vécut trois ans sous hypnose –, les « illusionnistes » comme « Leo le magicien pervers », les très barrés « nouveaux prophètes », sont hautement mémorables les « Répugnants personnages », « hommes hideux (…) aux visages d’une laideur repoussante » : « Nandor Stark », expert dans le vol de tableaux, ou « L’Aristocrate » qui débaucha la jolie « Berta » alias « Miriam la danseuse médiumnique » qui fut aussi « chanteuse sous le nom de Belle Gitana », putain, maquerelle, et qui se reconvertit en infirmière après la prison.
Plus les stars, écrivains et artistes, presque une jet-set bobo : Picabia, Apollinaire, Rudolf Steiner, Emmy Hennings et Hugo Ball, Adolf Loos et d’autres encore qui nous paraissent fades, même la « Bande à Bonnot » qui ferme le livre, à côté des « phénomènes » de la rue. Las, l’auteur le déplore : la bohème en 1923, ses cafés et cabarets, ses figures, se raréfient. L’époque est à l’hygiénisme. Dix ans avant le début du Grand Nettoyage, l’Europe s’annonce déjà kärcherisable.
Jérôme Delclos
Le Cabinet de curiosités
Emil Szittya
Traduit de l’allemand par Aloïse Denis, Séguier, 251 p., 20,90 €
Histoire littéraire Le gotha du paveton
avril 2024 | Le Matricule des Anges n°252
| par
Jérôme Delclos
Emil Szittya (1886-1964) dresse le tableau étourdissant de la faune « bohème » des années 1900-1920. Cultissime.
Un livre
Le gotha du paveton
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°252
, avril 2024.