Avant les naufragés de l’écrivain prolétaire suédois Josef Kjellgren et les marins exploités du Japonais Takiji Kobayashi, il y eut les pêcheurs à la dérive du Letton Rūdolfs Blaumanis (1863-1908). Sur la Baltique, un banc de glace se détache, emportant sur son dos les quatorze hommes qui y pêchaient. L’un d’eux se jette tout de suite à l’eau pour y perdre plus vite sa vie ; les autres, évitant de se regarder dans les yeux pour ne pas y lire leur infortune immense, deviennent un équipage. Des groupes se forment, par âge, selon que l’on est marié ou célibataire, tandis que des liens filiaux s’approfondissent ou se créent de toutes pièces, et que le jeune Grintals par sa lucidité et son calme est naturellement désigné à leur tête – « Il avait son ton ferme habituel, et le cœur fatigué des pêcheurs pouvait s’y abreuver ». La nuit, les malheureux dorment dos à dos, un peu réchauffés par les « mirages d’alcôve tiède, d’éclairage vif (…), de femmes pâles » qui les assaillent.
Ce qui impressionne dans ce classique letton, publié au tournant du XXe siècle, c’est la façon dont le banc de glace prend les rênes de la narration. Dès la première phrase, il est sujet. Comme un être vivant, il est parcouru de « gémissements », il grince, et décide du sort des hommes comme de la forme du texte. Son évolution, le plus souvent imperceptible, graduelle, à mesure que la mer et le vent en grignotent les bords, sauf lorsque survient une fissure brusque, est la cause en même temps que l’incarnation d’une tension dramatique de plus en plus aiguë, chaque instant les éloignant « non seulement de la côte, mais aussi de la vie ». Les changements d’état du banc se répercutent chez les pêcheurs, sur les visages de ces hommes qui vieillissent en une nuit, des « ombres » passent puis se retirent. Cet îlot autour duquel « il n’y avait plus que la nuit et la mort », jadis métaphore de l’existence comme de la société, se lit aujourd’hui à l’aune des dérèglements climatiques. Esclaves de forces qui ne les concernent pas, ces hommes ne peuvent que tenter de conserver, ensemble, leur dignité.
Feya Dervitsiotis
À l’ombre de la mort
de Rūdolfs Blaumanis
Traduit du letton par Nicolas Auzanneau
Éditions Do, 104 pages, 13,50 €
Domaine étranger Huis clos glacé
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Feya Dervitsiotis
Un livre
Huis clos glacé
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Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.