La Galice a toujours rêvé d’Amériques. Celles-ci brillaient, juste en face, de l’autre côté de l’océan. Depuis le XVIIIe siècle, un tiers de sa population, soit deux millions de personnes, a ainsi traversé l’Atlantique. Beaucoup ont fui la misère, d’autres les chaos politiques. Azucre nomme le sucre tiré de la canne qu’on exploite à Cuba et narre un épisode révélé par les lettres d’émigrants qui semblent n’avoir été ni lues, ni prises en compte. Ceux-ci, désespérés, souhaitaient être rapatriés après avoir été racolés par la promesse d’une vie plus facile, entassés dans les ventres de navires pour pallier le manque de main-d’œuvre, l’esclavage étant en passe d’être aboli dans la plus grande île des Antilles. Ils connurent l’enfer. En 1853, Juan Bigorne, le visage cabossé à coups de cailloux, Oreste Veiga, celui qui les a assénés, José le Croqué, l’oreille et une partie du visage dévorés, son jumeau, lui intact, s’apprêtent à embarquer pour l’inconnu. « Quand on a passé sa vie entière à terre, on se voit au bord de la mer comme au bord d’un précipice, mais en pire, parce qu’il n’y a pas de chutes possibles, il n’y a que des naufrages. » Le ton est donné. L’issue sera fatale pour nombre de ces miséreux, ni les prières ni les croix ne les protégeront. Dieu, ses saints et ses prêtres seront montrés du doigt.
Bibiana Candia, née en 1977 à La Corogne, autrice de deux recueils de poèmes et d’un de nouvelles (non traduits), écrit d’une manière très picturale, cinématographique. Ce roman pourrait s’apparenter à un tableau de Goya, Saturne dévorant un de ses fils. Une mastication contre-nature, cannibale, déchire les corps, les déleste de peaux, d’organes, les moisit, les ronge de sueurs et de liqueurs acides. L’ouvrage prend, tour à tour, les couleurs tempétueuses d’un Turner ou d’un Delacroix, peintre à radeau médusé. Il s’articule autour de quatre fresques. La première évoque l’arrachement au pays, à la famille, la marche longue et éprouvante jusqu’au port d’embarquement, la brume omniprésente. La Galicienne ourle de mistoufle, de fatum, de désespoir, les adieux mère-enfant, femme-mari, frère-terre. Dans la deuxième, elle filme les hommes dans les cales du navire, malades, terrifiés, tel Jonas dans le ventre de la baleine. Le voyage est apocalyptique. « L’Aumônier, le Père Antonio, nous mène tous comme un chien de berger mène les moutons les plus sots du troupeau : il nous dit quoi faire et quoi penser, nous demande si nous avons péché, si nous voulons nous confesser… À coup sûr, lui aussi s’ennuie et il cherche à s’occuper entre les repas. » Troisième volet. Arrivés à Cuba, lumière abrupte, aveuglante, ils seront livrés aux colons propriétaires, encadrés par les anciens esclaves. « Allons donc, les blondinets, aussi roses que des cochons, on jouait les costauds et maintenant on ne tient plus debout ! Il rit de toutes ses dents, le rire sadique d’un homme qui ne souffre plus, car à force d’être battu, ses nerfs l’ont un à un lâché. Il y a bien longtemps qu’il est devenu le genre d’esclave qui sauverait le maître en cas de rébellion. »
La narratrice redonne à ces péons inconnus la parole et réinvente, brode au point de croix leurs petites histoires, joies anciennes, rêves, antagonismes. José le Croqué et son frère miroir. Leur mère n’a réussi qu’à en protéger un seul de la voracité d’un porc et ce choix hante la victime. Il mourra le premier. D’autres seront exposés au pilori. Comme il n’y en a pas assez, certains pourriront en prison. La dernière partie évoque les lettres qu’ils dictent à un écrivain public.
Bigorne, lui, réussit à s’évader dans une superbe et folle transe de libération lorsqu’il entend les tambours de nègres marrons réfugiés sur les hauteurs. « Bigorne se rappelle soudain qui il était : le danseur, le roi de la fête, le taureau qui danse comme personne n’a jamais dansé, celui qui guidait les pas dans les “muiñeiras“. Redevenir maître de son propre corps, telle est la rébellion véritable de l’esclave. » Unique moment du roman où les corps, les musiques, les origines, les cultures entrent en fusion. Gaitas, cornemuses galiciennes et tamtams d’Afrique. Le paysan sans terre et sans dieu sera guidé par Elegguà, divinité orisha des quatre chemins.
Bibiana Candia alterne descriptions d’une voix neutre documentaire et évocations lyriques, épiques, pénètre au cœur du désespoir, le desquame dans un magnifique hommage à ces sacrifiés de l’horreur coloniale. Urbano Feijoo Sotomayor, affairiste, négrier, homme politique fondateur de la Compagnie Patriotique Mercantile (sic) fut le responsable de tout cela.
Dominique Aussenac
Azucre
de Bibiana Candia
Traduit de l’espagnol par Claude Bleton et Émilie Fernandez
Les éditions du Typhon, 162 p., 20 €
Domaine étranger De sucre et de sang
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Dominique Aussenac
D’une écriture acérée, le roman de la Galicienne Bibiana Candia évoque l’épopée tragique d’un millier de compatriotes réduits aux travaux forcés.
Un livre
De sucre et de sang
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.