Les romans de Bertrand Belin ont un projet commun : celui de ne ressembler à aucun de ceux publiés avant. Depuis Requin, l’écrivain construit un univers littéraire dont chaque élément cultive son hétérogénéité et déploie une langue à chaque fois différente. La Figure ne déroge pas à la règle : c’est une sorte de monologue d’un narrateur revenu, la cinquantaine passée, sur les lieux d’une enfance meurtrie, terrifiée par la figure paternelle. Une enfance empêchée. De ce nœud originel est née une manière inquiète de voir le monde qui nécessite de tout analyser, disséquer, interroger. Et génère donc un récit fait de ressassements aiguisé jusqu’à l’os par une logique implacable. Toutefois, La Figure ressuscite la lecture de Requin où une semblable figure totalitaire imposait la terreur à sa famille. Leitmotiv d’une œuvre qui, peut-être, tourne autour de la forme de l’oppression quand elle devient la vie même. Ici, la voix qui nous parle, s’accroche à une géographie minimale : un matelas dans un squat (on pense à Jacques Serena), un laurier, un tourniquet, un bout de terrain face à l’HLM où, des années auparavant, la famille du narrateur s’est installée après quelques mois à vivre sous une tente dans un champ.
Mais celui qui parle est resté sur le perron (et cette enfance-là évoquerait Dominique Fabre), refusant la terreur de vivre sous le joug du « chef de famille » irascible et violent, que même le souffle d’une respiration met en fureur (on est ici proche du Michel Surya d’Olivet). Le lecteur, ainsi qu’on le voit, s’accroche à quelques repères connus pour apprivoiser cette énergie qui lui vient du livre qu’il lit. Car cette histoire qui se fait jour dans l’entrelacs des ressassements n’est pas de l’ordre de l’anecdote. Pas plus du récit qui serait, grosso modo, un fil qu’on déploierait d’une origine (l’enfance) à une fin (la mort du père). Le roman vise autre chose qu’un récit : un état. Une manière de voir le monde et de le penser, fabriquée comme une stratégie de défense, une fuite autant qu’un refuge.
Un terreau pour la pensée et pour la langue qui s’abreuve aux grands textes de la littérature comme à la trivialité du quotidien. Bertrand Belin impressionne par le maniement qu’il fait de la langue, l’inventivité de ses phrases et, disons-le, cette intelligence avec laquelle il attrape dans ses filets syntaxiques la lumière fugace du sens (« Qui sait de quelle manière on appâte le mieux le sens qui vient butiner dans la phrase »). L’écrivain joue des conventions romanesques, il annonce par exemple des éléments épars qui viendront faire sens in fine (des poires, un charpentier, une jumelle) comme un magicien sur une scène, pour finalement zoomer sur une veine qui bat à la joue de la mère sous son œil semblable à celui d’un cheval fou. Il accumule des phrases de peu de mots, véritables hachoirs à la lecture (« C’est trop. Bon. Ça s’apprend. Je reprends, reprenons ») et décoche dans la foulée une phrase à la beauté inattendue : « je détecte en moi une crique inatteignable, le berceau inviolable de ma joie, dans laquelle, hélas et pourtant, échouée, triomphe l’épave ou séjournent ma blessure et ma peur. »). Ces répétitions et ces détours, « méandres » et « appendices », il regrette d’en user plus que de raison : « Je rêve de pouvoir dire les choses clairement. De les énoncer sous le régime de l’aboiement. Pas d’autre voix que celle-là. Une voix unique. Sans plus de poésie, ni moins, qu’un baquet se vidant. » Le roman exhibe bien cela : cette impossibilité de dire la nature de l’angoisse, l’impossibilité de se défaire même du langage pour se défaire des histoires qu’il tisse inlassablement dans le cerveau. Né « au cœur même d’une machine à mal grandir » notre homme dialogue avec La Figure qu’on pourrait prendre pour cet ami invisible que les enfants s’inventent, mais dont on comprend au final, qu’elle est aussi une partie de ce qu’il resterait d’amour dans la haine qu’il éprouve pour son géniteur. Mais ni « amour » ni « haine » ne conviennent : le lexique est impuissant à dire la nature des choses. La littérature seule le peut. Et La Figure, ce diamant noir, le prouve.
T. G.
La Figure, de Bertrand Belin
P.O.L, 174 pages, 18 €
Domaine français Dénouer le père
février 2025 | Le Matricule des Anges n°260
| par
Thierry Guichard
Dans ce roman à la noirceur lumineuse, Bertrand Belin invente une langue pour dire l’emprise d’une terreur originelle dans la vie d’un homme sans enfance.
Un livre
Dénouer le père
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°260
, février 2025.

