Le roman (plutôt que poème épique comme indiqué en quatrième de couverture) d’Eddy Devolder recèle un piège tendu au lecteur. Le style de son auteur est d’une si rare beauté que l’on se laisse facilement bercer par la musique des phrases sans prendre garde à ce qu’elles nous disent. Elles sont ces phrases, comme de longs solos au cœur d’un morceau de be-bop, si longs et si envoûtants, qu’à les suivre on en oublie la mélodie Estebanico el Mauro, « le premier noir à fouler les terres d’Amérique du Nord », est un prince du langage. Messager des franciscains dont il exècre la religion, il apparaît comme l’ange de l’apocalypse pour les indiens qu’il vient prévenir du massacre qui les attend « Je suis venu en messager vous signifier que votre avenir finit avec moi et que le temps bascule sur son socle avant d ’être demain renversé. » Entre les Blancs concupiscents, et l’indien qui va le tuer, Estebanico a choisi son camp. Il préfère la mort à la soumission. Parce que l’esclave n’a qu’un seul choix : vivre ou mourir, il va se préparer à accueillir en lui la nuit profonde qu’une flèche tirée en plein cœur devrait lui promettre : « J’ai achevé de couper les ultimes fils qui étaient encore sensés m’agiter, les derniers étaient accrochés aux branches des étoiles et gouvernaient le peu de rêves avec lesquels j’ai pu compter. » Ses dernières paroles se font oracles, prières et souvenirs tout à la fois. Elles écorchent le monde qu’il s’apprête à quitter. Car Estebanico arme sa colère d’invectives à l’encontre du christianisme et à l’encontre du Blanc qui « enseigne à se surpasser et aller au-delà plutôt que d’écouter palpiter la terre sous ses pieds ou de lever les bras en l’air pour essayer d’embrasser le monde à la manière des grands baisers. »
De son héros, Eddy Devolder fait le chantre de la nature, de la poésie et de l’impalpable sensualité de vivre.
La découverte de l’Amérique marque la naissance de l’ère moderne comme elle marque l’holocauste de l’innocence et si c’est à cause de la couleur de sa peau qu’Estebanico est esclave, la couleur de son âme l’eût tout autant réduit à subir la violence des conquêtes. Il y a là tout un symbole de la condition du poète dans notre société, et le texte de Devolder ramène du XVlème siècle où il s’est immergé, la condamnation amère mais juste de notre époque.
La deuxième partie du roman est constituée du témoignage d’Andrès Dorantès, le maître espagnol d’Estebanico. Désireux de corriger l’Histoire telle que les hagiographes l’écrivent, Dorantès confie à son journal l’enchaînement des événements qu’il vécut, ne passant sous silence aucun des épisodes peu glorieux de la conquête du territoire aztèque par Cortès, puis des tentatives de colonisation des régions plus au nord. Cette relation, humble et saisissante, éclaire rétrospectivement les propos d’Estebanico. Devolder, poète, se fait chroniqueur et montre comment la stupidité des conquistadors, leur cupidité et leur ignorance conduisirent à de vains massacres à l’ombre des croix de l’Inquisition. Cinq siècles plus tard, le souffle qui anime Les incroyables Péripéties d’Estebanico el Mauro offre un sanctuaire magnifique aux bernés de l’Histoire.
Les incroyables Péripéties
d’Estebanico el Mauro
Eddy Devolder
Illustrations d’Alberto Breccia
Bernard Dumerchez éditeur
(B.P. 329 (10312 Creil Cédex)
Domaine français Au nom de la liberté
avril 1993 | Le Matricule des Anges n°4
| par
Thierry Guichard
Il pourrait n’être question de rien dans le dernier livre d’Eddy Devolder que sa lecture serait jubilatoire. Son écriture relève de l’art et dresse le tableau des conquête en Amérique.
Un livre
Au nom de la liberté
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°4
, avril 1993.